RB JEROME BEL
textes et entretiens > 01.1999 shirtologie - tim etchells

Ayant suivi une formation de chorégraphe, Jérôme Bel oublie la plupart des caractéristiques de la danse, comme si, dans cet acte d'oubli, quelque chose d'autre pouvait émerger. En utilisant un langage du mouvement et de l'image que l'on pourrait décrire comme un sorte de minimalisme délicat et humain, ses centres d'intérêt se situent à la frontière mince et évocatrice entre le physique et le philosophique – le corps lui-même et les processus permettant de construire une présence vivante, les processus du langage et la relation du langage avec les objets (animés et inanimés), le processus permettant de construire une narration (ou une signification), en déployant des objets (animés et inanimés) dans le temps et l'espace.

Shirtology , c'est 20 interprètes et une collection de t-shirts. Un espace vide, une piste de danse noire et une lumière blanche. Les interprètes sont jeunes – en fin d'adolescence ou autour de vingt-cinq ans – et offrent tout un éventail de corps et de présences humaines. Les t-shirts sont des t-shirts usés et affichent des slogans, des logos, des icones et des images classiques de la culture capitaliste internationale, dont la plupart sont désuets ; ce sont des slogans pour des produits ou des idées dont on ne se rappelle plus très bien, des chiffres et des dates (festivals, évènements), des statistiques, des blagues, des visages, des avertissements, des mises en garde, des revendications.

Aussi divertissant que minimaliste, Shirtology consiste « tout simplement » à faire évoluer les personnes et les t-shirts selon certaines associations et dispositions – des structures dans le temps, des images dans l'espace. La pièce traite du fait de s'habiller et de paraître – changer de vêtements et se présenter dans des t-shirts – le corps habillé, toujours d'un langage, la plupart du temps en silence – la conversation fragmentée composée de slogans écrits sur les t-shirts juxtaposés – CHOISISSEZ indique un t-shirt, VOTEZ indique un autre t-shirt, PREND-MOI indique un troisième, et les yeux de la personne portant le t-shirt parcourent ceux du public, cherchant à croiser des regards et à en éviter d'autres.

Chacune des parties de la pièce évolue lentement autour d'un thème – un compte à rebours, une énumération de chiffres de un à vingt-cinq et plus, des jeux de mots linguistiques ou même une sorte de jeu avec une iconographie culturelle. Après 50 minutes de silence, on entend de la musique – Madonna puis Nirvana. Jeux d'association avec les t-shirts – 2 Madonna, 4 Madonna, une Marylin, 2 James Dean avec qui danser, un t-shirt Nike et un t-shirt Adidas dansant ensemble – le tout formant une phrase écrite dans une sorte de code vieillot de la pop-culture. La dernière chanson que l'on entend est Something In The Way .

Mais même si Shirtology explore la relation entre les divers éléments sur scène (les interprètes, les t-shirts, les bruits, l'espace), elle s'intéresse principalement sans doute à la manière dont ces éléments sont décodés, lus et vécus par le public, et les complexités éthiques liées au fait de lire et d'être lu. La relation entre les interprètes et les spectateurs est toujours sous-articulée et, grâce à cela, reste fluide et complexe – tout de suite agressive et attrayante, curieuse et sur la défensive. Elle se déplace constamment d'un élément à l'autre, grâce au fait qu'elle reste vide et ouverte à de nombreuses projections. Le moment paradigmatique arrive assez tôt, lorsque les interprètes portant leur t-shirt sont alignés très près du public et restent immobiles, en soutenant notre regard.

C'est le genre de moment qui se produit souvent dans les créations de la fin du vingtième siècle – une structure théâtrale qui privilégie le groupe plutôt que l'interprète en solo ou la star – la démocratie vide et conflictuelle de l'« alignement », le moment où la scène ressemble le plus à la salle. Utilisés par Jan Fabre ou Pina Bausch, Peter Handke ou The Living Theatre, des alignements de ce genre ont tout représenté, qu'il s'agisse de postures révolutionnaires ou de pauses cigarette sculpturales – mais dans les mains de Jérôme Bel, l'alignement revêt une nouvelle fragilité. Les interprètes, habillés, présentent une sorte de nudité, de présence, de vulnérabilité et de malaise. Les spectateurs sont eux aussi mal à l'aise, plus inquiets qu'accusés, en raison de l'éthique de leur regard fixe.

C'est seulement au bout de ce qui semble durer cinq minutes, qu'un danseur retire un t-shirt, découvrant un autre t-shirt en-dessous : JE CROIS QU'ILS nous REGARDENT.

Il y a à nouveau un silence et d'autres regards. Ensuite, on dévoile un autre t-shirt : RELAX.

Sourires. Les danseurs changent de position, arrêtent de nous regarder et rompent l'alignement. Nous sommes sortis de l'impasse. On entend des soupirs de soulagement dans le public, et un changement de positions identique à celui qui se produit sur scène.

Les descriptions des deux précédentes créations de Bel (l'une étant la « chorégraphie » de dix objets/éléments de sa propre maison et l'autre étant une présentation de quatre danseurs assis intitulée Jérôme Bel ) incitent à penser qu'il est en train de construire lentement et méthodiquement une notion de plus en plus complexe de la présence sur scène. En effet, dans des séquences telles que celle décrite ci-dessus, Bel remet tout en question afin d'essayer de changer notre perception de la scène ; cette tentative est liée à la construction des présences qui sont devant nous et se situent à la limite de ce que la danse et le théâtre nous proposent le plus souvent. Pris par la structure de la pièce, on peut voir les interprètes – leur respiration, les tics et les gestes des visages et des yeux – avec une transparence et un sentiment d'« immédiat » indescriptible. Cela fait de Shirtology une pièce qui suscite l'inspiration.