RB JEROME BEL
textes et entretiens > 12.2012 disabled theater - festival d'automne à paris
Gilles Amalvi :    J'aimerais commencer par l'idée d'invitation. Des pièces comme Véronique Doisneau ou Pichet Klunchun and myself ont été initiées par une demande. De quelle manière envisagez-vous ces « invitations » ?
 
Jérome Bel :    Effectivement, de plus en plus souvent mes pièces sont générées par des invitations de directrices et de directeurs d’institutions ou de festivals. Ces personnes m’invitent à intervenir dans des contextes qui me sont complètement étrangers : le Ballet de l’Opéra de Paris pour Véronique Doisneau, la Thaïlande pour Pichet Klunchun and myself, ou une compagnie d’acteurs handicapés mentaux à Zurich pour Disabled Theater. Ces contextes sont si particuliers qu’ils deviennent le sujet de la pièce.
 
Gilles Amalvi :    Une institution peut faire appel à vous pour donner visibilité à un principe, à une pratique, ou pour « formaliser » une question – question avec laquelle vous pouvez, au départ, n'avoir aucune affinité particulière. Est-ce que le fait d'avoir une « distance » avec votre sujet de travail est important ? Une manière de mieux en aborder les différents dimensions – sociales, politiques, esthétiques – qu'il implique ?
 
Jérôme Bel :    Absolument, la distance avec le sujet est pour moi capitale, elle m'amène à me déprendre de moi-même – pour paraphraser Michel Foucault. Cette distance me permet de travailler au mieux le théâtre, la représentation. En fait la distance est essentielle au Théâtre ; si il n’y a pas d’espace entre le spectateur et la scène, l’événement théâtral ne peut avoir lieu. Le Théâtre, c’est cette distance entre le public et la scène, qui doit être « parcourue » par les spectateur. Avec la distance les affects sont réduits. Je suis plus objectif et cela me permet de mieux observer comme vous dites, les différentes dimensions du sujet. Cependant, je me suis aperçu que cette distance n’était en fait qu’apparente ; lors des séances de travail avec les performers, puis, surtout, lors des tournées, je m’aperçois à chaque fois que je suis en fait très lié à eux, qu’il y a un transfert entre eux et moi. La pièce peut être vue comme la mise en lumière de ce transfert, invisible au début. De la même manière que Gustave Flaubert a écrit « Emma Bovary c'est moi », je pourrais dire « Véronique Doisneau, Pichet Klunchun , Cédric Andrieux, les acteurs handicapés mentaux, c'est moi ». Il y a d’importants enjeux personnels et psychiques entre moi, ces performers et ce qu’ils représentent.   
 
Gilles Amalvi :    Dans le cas de Disabled theater, le titre pourrait valoir comme une « poétique générale ». Vous travaillez beaucoup sur ce qui dysfonctionne dans les mécanismes de la représentation. Est-ce que le fait de travailler avec des acteurs handicapés a permis des effets de révélation sur les impensés du théâtre ?
 
Jérôme Bel :    Les acteurs handicapés mentaux ne fonctionnent pas comme les autres acteurs, dits normaux. Leur handicap fait dysfonctionner le Théâtre et c’est pour cela, sans doute, que j’ai été intéressé par le fait de travailler avec eux . Leur manière de faire du théâtre produit une critique continuelle de la critique que je croyais avoir mise place – j’ai trouvé mes maîtres ! C'est cela que j’ai essayé de montrer dans ce spectacle : comment leur état physique et mental provoque les règles du théâtre et de la danse, comment ils piétinent magistralement les conventions admises par le plus grand nombre.
 
Gilles Amalvi :     Je vais contredire ma question précédente, mais j'ai le sentiment que le point important dans votre travail n'est pas tant ce qui ne fonctionne pas que ce qui fonctionne malgré tout : ce qui reste de fonctionnement lorsqu'on a démonté les « appareils ». Est-ce cela qui vous intéresse dans le théâtre : le fait qu'il reste toujours quelque chose une fois qu'on a démonté le jouet ?
 
Jérome Bel :    Ce qui m’intéresse c'est la limite du théâtre, jusqu'où il résiste. Je veux savoir ce qu’il est pour mieux le comprendre : une de mes stratégies pour atteindre ce but est de le réduire à sa racine, à son gène. Je veux savoir pourquoi il me donne tant de joie, pourquoi il m’a donné et me donne encore les plus grandes intensités de ma vie. Il me faut savoir pourquoi, quitte à le détruire comme l’enfant qui démonte son jouet pour en connaître le mécanisme. Pour savoir ce qu’il y a dedans.
 
Gilles Amalvi :    Ce qu'on entend dans ce titre, ce n'est pas « théâtre pour handicapés », mais bien « théâtre handicapé » : une manière de déconstruire la structure pour révéler l'individu ?
 
Jérome Bel :    Oui, c'est « théâtre handicapé » : c'est un théâtre faible, altéré, ralenti, affaibli, sans savoir-faire. Pour moi le cœur du théâtre c'est le vivant, l’acteur, le danseur, le performer – je trouve insupportable le théâtre d’image ou visuel – et le spectateur, tous les individus qui participent à l’événement théâtral ; il n'y a pas théâtre si il n’y a pas de spectateurs. Le théâtre c'est ce qui se joue entre ces deux pôles. Donc oui, mon projet consiste à révéler la réalité des individus qui participent à cet événement, ceux qui sont sur scène et ceux qui sont assis dans leurs fauteuils.
 
Gilles Amalvi :    La dimension du langage est fondamentale dans votre travail. Non seulement la parole, mais aussi tous les glissements de signifiants et les jeux sur la performativité de la langue. Pour paraphraser Lacan, on pourrait dire que « le théâtre est structuré comme un langage ». Comment cette dimension est-elle mise en jeu dans Disabled Theater ?
 
Jérôme Bel :    Dans cette pièce le langage – du fait des handicaps des acteurs – est bien moins présent que dans les dernières pièces. Par contre ils dansent beaucoup, c'est sans doute ma pièce où il y a le plus de danse – 30 minutes sur 1h30, c’est un record pour moi ! Leurs danses me sont apparues plus éloquentes que leurs paroles.
 
Gilles Amalvi :    Après avoir accepté de rencontrer les interprètes du théâtre Hora, qu'est-ce qui est venu résonner avec votre travail, quelle dimension spécifique a été activée par la rencontre avec ces acteurs ?
 
Jérôme Bel :    La question du handicap, la question de la place des handicapés dans la société, de leur exclusion évidente. Le handicap est toujours un problème pour la majorité des gens. La relation au handicap est une des choses les plus impensées de notre époque il me semble. Nous sommes très mal a l'aise avec cela, car nous tous n'y avons que très peu travaillé, réfléchi. Il faut le faire, il faut se confronter à cette question – à leurs présences. Ils sont la minorité de la minorité. Ils sont l’altérité maximale. Il n’ont que très peu de représentation dans la sphère publique ; aucun discours n'est produit sur eux, ils sont donc exclus de la société. Faire un spectacle avec eux est une volonté de ma part de leur rendre de la visibilité. Les mettre sur scène ne serait-ce que pour que les spectateurs puissent les voir longuement, pendant 1h30 – alors que d’habitude on n’ose pas les regarder dans la rue. Que chacun puisse « travailler » à son propre rapport aux handicapés. Où peut-on le faire mieux qu'au théâtre – au théâtre où on paye pour cela, où, protégé par l’obscurité, on peut observer ce qui est en pleine lumière.
 
Gilles Amalvi :    PVous avez déjà traité sur scène plusieurs interprètes – au croisement de l'artistique, du travail, du subjectif. Dans le cas du théâtre Hora, il s'agit d'une « troupe ». Est-ce que cette idée de structure « chorale » est importante pour vous ? Comment l'avez-vous traitée ? Qu'est-ce qu'elle vous a permis d'expérimenter ?
 
Jérôme Bel :    J’en avais un peu assez de la série des soli, mais cependant, dans Disabled Theater, les acteurs agissent seuls tout au long de la pièce ; il n y a pas de scène de groupe – même si le groupe est présent sur scène pendant tout le spectacle. J’ai pourtant essayé, mais cela ne fonctionnait pas : en effet, dès qu’il sont en groupe, ils deviennent un « groupe d’handicapés ». Or tout l'enjeu de la pièce – de mes pièces depuis 10 ans, en fait – c'est d'individualiser : de les individualiser, d’en faire des sujets, de montrer la singularité de chacun de ces individus.
 
Gilles Amalvi :    Dans des pièces comme Véronique Doisneau ou Cédric Andrieux, les interprètes entremêlent moments personnels, questions de travail, émotions, doutes. Allez-vous procéder de cette manière : chercher à déplier les points de rencontre entre leur parcours, leur apprentissage, leurs méthodes de travail, leur vie, l'image que la société leur renvoie ?
 
Jérôme Bel :    Impossible, certains ont des difficultés à dire leurs propres noms.