RB JEROME BEL
textes et entretiens > 10.2006 divers - théâtre public

Jérôme Bel : Je ne fais pas de différence entre le théâtre et la danse. Ce ne sont que des langages

Clyde Chabot : Travaillez-vous à une raréfaction des signes de la représentation, à une sorte de littéralité exploratoire qui vous permet de mettre en jeu les fondements de la représentation (corps, musique, lumière, verbe…) plutôt que de les considérer comme de stricts moyens visant à la production d’une œuvre ? Quelle est la pensée ou les penseurs qui vous inspirent en ce sens ?

Jérôme Bel : La réification des codes chorégraphiques et théâtraux a été une opération simple et décisive qui m’a permis de mettre à nu les structures de l’événement théâtral. A partir de ces structures j’ai pu produire quelques spectacles dont une des particularités est de questionner la pertinence de la pratique théâtrale et sa légitimité : comment continuer à faire du théâtre , pratique archaïque, vieille de 2500 ans ( je parle du théâtre occidental, tradition dans laquelle je m inscris), face à des mediums contemporains très performants comme la télévision, le cinéma ou internet . Les conséquences de cette opération font que l’enjeu principal de mon travail est cette structure théâtrale même. Je ne cesse de travailler sur la spécificité de ce médium : le théâtre. Quand je parle de théâtre, je n’en parle pas en tant que pratique mais en tant que dispositif, c’est à dire, un dispositif architectural et social. Que les moyens soient théâtraux, chorégraphiques , ou même opératiques n’a pas d’importance. Ce sur quoi je travaille c’est cette situation encore mystérieuse à mes yeux, à savoir, des gens assis dans l’obscurité qui regardent d’autres personnes debout dans la lumière. Des gens assis dans le noir qui font semblant de croire ce qu’ils voient tout en sachant que ce n est pas vrai. Des gens debout dans la lumière qui font semblant de croire ce qu’il font tout en sachant que les gens qui les regardent savent que ce n est pas vrai…Comment penser ce phénomène si singulier !

Les penseurs qui m’ont permis de travailler le théâtre de cette manière sont principalement Roland Barthes, Hans Robert Jauss, William Forsythe, Marcel Duchamp, Pierre Bourdieu, Claude Lévy-Srauss, Peggy Phelan, Christophe Wavelet, Umberto Eco, Guy Debord, Gilles Deleuze, Jacques Rancière, Roselee Goldberg, Gerald Siegmund, Daniel Buren, Judith Butler, Laurence Louppe, Aristote, Jean-Luc Godard, Jan Ritsema, John L.Austin, Julia Kristeva, Bertolt Brecht, Myriam Van Imschoot, Dorothea Von Hantelman, Maurice Blanchot, Diderot, John Cage, Michel Houellebecq, Patrice Pavis, Michel Foucault, Louis Althusser…

Clyde Chabot : Dans quelle mesure la disparition et la répétition, centraux dans Le dernier spectacle (1998), sont-ils des procédés dramatiques ?

Jérôme Bel : La répétition est intéressante au théâtre parce que justement elle y est impossible. Il est impossible de répéter un acte performatif, c’est l’ontologie du spectacle vivant. C’est pour cela que la répétition m’intéresse : elle est une des limites du théâtre. La disparition de l’acteur, de la danse, du spectacle est une autre limite du théâtre. S’il n’y a plus de représentations, (aux deux sens du termes) qu’est ce qu’il reste ? Le spectateur assis dans la salle. Le spectateur est un autre de mes enjeux favoris. Le dispositif théâtral est activé par 3 fonctions nécessaires l’auteur, l’acteur et… le spectateur. C’est par l’opération suivante, la disparition de la représentation que j’ai pu réactiver cette 3ème fonction, le spectateur. Bon, parfois, je l’ai réactivé un peu trop fort si bien qu’il est monté sur scène en interrompant le contrat du théâtre occidental sur lequel s’appuie ma pratique (et la sienne) afin de crier au scandale ou de demander à être remboursé… Dommage.

Clyde Chabot : Pourriez-vous rappeler les différentes façons dont vous avez déplacé la question de l’auteur ? Poursuivez vous en ce sens ?

Jérôme Bel : La notion d’auteur telle qu’elle est comprise aujourd’hui est incroyablement obsolète : inspiration, expression de soi-même, authenticité! Heureusement que Marcel Duchamp est passé par là, en signant et en donnant un titre à des objets achetés : les ready-mades. La critique littéraire (Kristeva et son épatant concept d’intertextualité) a aussi travaillé ce sujet. Aussi ce fut un jeu d’enfant que de mettre en crise cette notion d’un romantisme persistant.
1. nom donné par l’auteur (1994) est le titre de mon premier spectacle, c’est la définition de « titre » dans le dictionnaire Le Petit Robert.
2. Jérôme Bel (1995) est le titre de mon second spectacle. " Jérôme Bel " afin de subjectiviser au maximum le discours en jeu dans le spectacle : c’est ce que JE pense, rien d’autre, aucune vérité, aucune transcendance, juste un discours subjectif, quelques spéculations… des plus hasardeuses
3. Le dernier spectacle (1998) est un copié/collé d’autres spectacles/représentations préexistants, il n y a pas un auteur, moi-même, mais plusieurs.
4. Xavier Le Roy (1999) est une pièce que je ne fais que signer (et donc toucher les droits d’auteurs) mais elle sera entièrement réalisée, chorégraphiée, mise en scène de A à Z par mon collègue Xavier Le Roy. L’important , c’est ce qui est dit, pas qui le dit.
5. Véronique Doisneau (2004) signe mon entière disparition au profit du sujet même de la pièce, Véronique Doisneau, son unique interprète. Elle parle en son nom. Je ne suis qu’un dispositif lui permettant de prendre la parole.

Clyde Chabot : Comment s’articule votre identité de chorégraphe et d’interprète ?

Jérôme Bel : Difficilement, j’ai détesté être interprète pour les autres chorégraphes, à part pour Myriam Gourfink , et je ne l’ai plus été que par nécessité économique (un interprète de moins à payer) ou en urgence quand un des interprètes a loupé son avion ou est malade. Par contre j’adore faire ce que je fais actuellement : concevoir des spectacles. Cependant avec la pièce Pichet Klunchun & myself (2005) j’ai peut-être trouvé une solution à ce problème. En effet dans cette pièce (discussion entre deux artistes pendant près de 2 heures, le « myself » n’étant autre que moi-même, eh bien je m’interprète moi-même, si je puis dire, ce qui est très très agréable et me permet d’atteindre un niveau d’articulation performative qu’il me semble je n’avais pas encore atteint jusqu’à maintenant… C’est vraiment une découverte. Je n’ai plus d’interprètes, il n y a plus d’intermédiaire entre moi et les spectateurs. Il n y a presque plus de représentation mais une présentation puisque en tant qu’auteur par exemple , je ne me gène pas pour changer le texte ou les actions durant le spectacle même, essayant à chaque représentation de mieux articuler ma pensée.

Clyde Chabot : La dramaturgie est-elle une préoccupation déterminante dans votre écriture chorégraphique ?

Jérôme Bel  : Je n’ai pas d’écriture chorégraphique puisque je n’ai jamais écrit un seul pas de danse original dans ma courte carrière qui dure cependant depuis plus de 10 ans. Aussi pour pallier à mon incapacité à produire de la danse, je me rachète en m’investissant dans le travail dramaturgique. En effet, l’écriture globale du spectacle est sans doute la meilleure description de mon travail. Je ne collabore avec aucun des corps de métier habituellement attachés au spectacle tel que scénographe, costumier, éclairagiste ou compositeur, je travaille tous ces éléments seul ou, et c’est la situation la plus courante, je les élimine tout simplement, ce qui ne m’empêche pas cependant d’y penser. Mon esthétique est le plus souvent qualifiée de minimaliste, à juste titre. Mes spectacles reposent essentiellement sur la dramaturgie d’actions simples que les interprètes, de préférence des amateurs, réalisent. c’est-à-dire comment le sens s’articule tout au long de la pièce, comment il se développe et sur quelles conclusions il se clôt. Je sacrifie tout à la dramaturgie : la virtuosité, l’émotion, le plaisir, le spectaculaire… mon seul but est la pensée que fait naître la dramaturgie. Si j’ai un seul médium, c’est la dramaturgie, cette construction au moyen des éléments et des codes que m’offre la tradition du théâtre et de la danse occidentaux.

Clyde Chabot : Quelle place pour le théâtre dans vos spectacles ? Dans votre histoire personnelle de spectateur ou de créateur ?

Jérôme Bel : Comme je l’ai dit plus haut je ne fais pas de différence entre le théâtre ou la danse en d’expression dans mon travail, ce ne sont que des langages. J’utilise celui qui m’est le plus utile à tel moment donné. Le théâtre a une grande place pour moi en tant que spectateur et en tant que " prod. art. " comme dirait Bourdieu (producteur artistique). Spécialement Tchekov, Beckett, Pirandello, Klaus Michael Gruber, le Wooster Group, Madeleine Renaud, Christof Schliengensief, Richard Foreman, Marcial di Fonzo Bo, Caroline Peters, Grand Magasin (Pascale Murtin, François Hifler et Bettina Attala), le Kabuki, Forced Entertainment & Tim Etchells, Peter Zadek, Peter Sellars, Peter Brook, Florence Giorgetti, Sotigui Kouyaté, Bernard-Marie Koltes, Youri Progrechnikov, Stuart Sherman, Angela Winkler, Jean-Luc Courcault & Royal de Luxe, les acteurs russes en général, Racine, Claude Régy, Judith Magre, John Fosse, Jan Ritsema, Bulle Ogier, Georges Tabori, Nora Krief, Thomas Bernhard, Goat Island, Frank Castorf & les acteurs de la Volcksbühne (et specialement Sophie Rois) & Bert Nauman, Jacqueline Maillan, Christof Marthaler & Ana Wiebrock, Marguerite Duras, Robert Wilson, Elisabeth Mazev, le Katona Josef theater, TG Stan , René Pollesch…

Clyde Chabot : Quel est le point de départ de vos créations chorégraphiques ? Quelle est la part d’écriture préalable ? Y a-t-il une part d’improvisation dans vos spectacles ? Quels sont les axes de travail au cours des répétitions ? Quelle est la nature de votre travail de chorégraphe (quel travail demandez-vous aux danseurs avec qui vous travaillez) ?

Jérôme Bel  : Pendant plusieurs années ce sont les limites, les échecs et les non-résolutions de la pièce précédente qui ont motivé la suivante (je ne me rappelle plus de ce qui a motivé la première pièce! Probablement les spectacles des autres que je voyais a l’époque…). Dernièrement, je travaille de manière plus contextuelle car je suis invité par des institutions ou en contact avec des traditions qui sont pour moi dejà des sujets de pièces (L’Opéra de paris, le Burgtheater à Vienne, le Teatro Municipal de Rio de Janeiro, le Théâtre dansé Khôn en Thailande, le Bharata Natyam en Inde).
Mais généralement j’essaie d’écrire la pièce au maximum avant les répétitions car je déteste répéter, je déteste passer du temps avec les interprètes. Pour moi le spectacle n’existe qu’avec la présence du public, avant ça n’existe pas, aussi j’écris le plus possible, les choses les plus simples afin que les interprètes les fassent facilement et qu’on n’ait pas à les refaire. Je n’utilise jamais l’improvisation, je trouve cela vain. Par contre je continue à travailler pendant les tournées. J’ai une compagnie de répertoire, nous continuons à jouer des pièces qui ont été faites il y a plus de 10 ans, et cependant après chaque représentation, j’ai des notes qui peuvent être parfois interminables. Ce que je demande principalement aux interprètes c’est de comprendre la globalité de la pièce. Ceux qui ne comprennent pas sont astreints à respecter au plus près la partition que j’ai écrite pour eux,ce qui n’est pas très drôle ni pour eux ni pour moi, ceux qui comprennent travaillent à l intérieur des idées que nous avons définies, approfondissent ces idées et deviennent de plus en plus précis et articulés. C’est passionnant. Je demande aux interprètes de mes spectacles de penser sur scène, de réactiver performativement les réflexions et les discussions que nous avons eu dans le travail d’élaboration.

Clyde Chabot : Quelle est la nature de la relation que vous proposez aux spectateurs ?

Jérôme Bel : Chaque production essaie d’être une expérience théâtrale pour le spectateur. J’essaie que le public soit actif intellectuellement, qu’il comprenne, qu’il soit le co-producteur du sens du spectacle. Comme disait Fassbinder : « je ne veux pas qu’on m’aime, je veux qu’on me comprenne ». J’essaie de ne pas dominer les spectateurs, j’essaie d’avoir une relation d’égal à égal avec eux, ce qui n’est pas évident car souvent si tu ne prends pas le pouvoir dans la salle, ils essaient de le prendre en massacrant la représentation. Je voudrais avoir dans la salle des « spectateurs émancipés » selon l’expression de Jacques Rancière.

Clyde Chabot : Quels sont vos projets actuels ?

Jérôme Bel : Plus de rigueur.