RB JEROME BEL
textes et entretiens > 08.2002 the show must go on - gerald siegmund
Chanter la vie avec les corps

Comment continuer quand tout est dit ? Comment produire une nouvelle pièce alors que, dans le dernier spectacle, on a pris congé de son public avec autant d’éloquence que de méthode ? En 1998, avec Le dernier spectacle, Jérôme Bel mettait en scène une fin de partie où l’espace scénique se raréfiait de plus en plus, jusqu’à ce que toute activité finisse par se déplacer dans la conscience du spectateur. Pourtant, le chorégraphe français a trouvé le moyen de continuer par delà sa fin auto-représentée, une issue aussi rusée que ses propres chorégraphies. En tant qu’auteur d’une pièce à laquelle, conformément au droit qui est le sien, il a donné le titre Xavier Le Roy, il en a confié la réalisation au chorégraphe Xavier Le Roy, qui a mis en scène un jeu sur les identités comme s’il s’agissait d’une pièce de Jérôme Bel. L’auteur « Jérôme Bel » n’y apparaissait plus en tant que personne, mais comme discours dont d’autres chorégraphes pouvaient utiliser les règles et les lois. Puis vint The show must go on, une révocation ironique du précédent spectacle avec laquelle Jérôme Bel a réalisé un chef-d’œuvre. En septembre dernier, Bel créait la pièce avec la troupe du Deutsches Schauspielhaus de Hambourg. En janvier de cette année, une seconde version du spectacle était donnée à Paris, avec la propre compagnie de Bel. C’est au tour du public viennois de la découvrir aujourd’hui.

Longtemps, rien ne se passe sur la scène. Elle est plongée dans l’obscurité et reste vide. Un disc-jockey est assis devant la rampe, avec un lecteur CD et une console lumineuse. Il fait entendre un CD après l’autre. Dix-neuf chansons pop bien connues que tout un chacun peut fredonner et qui jouent aussi bien avec notre mémoire collective qu’individuelle. Des danseurs entrent en scène pour exécuter à la lettre ce que dit le texte de chacune des chansons. Dix-neuf images fortes sont ainsi produites, qui sont aussi simples que possible, mais qui portent cependant en elles toute une histoire de la façon de traiter des corps sur une scène. The show must go on de Jérôme Bel est aussi une réflexion corporelle sur notre histoire du théâtre.

Tandis que régnait encore, au XVIIe siècle, une esthétique théâtrale qui considérait le corps uniquement comme une surface porteuse de codes, celui-ci est autorisé, depuis le changement de paradigmes du XVIIIe siècle, à parler de manière naturelle et spontanée. Ce que l’homme est et ce qu’il ressent, on ne pourra plus le déchiffrer à travers le costume ou les signes des affects qu’il présente et expose. C’est l’ancrage des signes dans le corps de l’acteur qu’on élève désormais au rang de maxime. Le corps de l’acteur exprime quelque chose. Le corps cesse soudainement d’être vrai en tant que discours. Il est authentique parce qu’il est capable de représenter de façon vraisemblable des signes « naturels » et « spontanés », des signes corporels donc. Etre authentique veut aussi dire être l’auteur de ses propres gestes. Dès lors, est vraisemblable l’acteur qui réussit à faire entièrement disparaître sa personne derrière le rôle. Il doit s’y dissoudre sans trace. Tous ses gestes et attitudes parlent dans ce sens et soutiennent ce qu’il dit — une exigence que Denis Diderot avait l’habitude de vérifier d’une façon bien singulière : au théâtre, il se bouchait tout simplement les oreilles.

Ce que les avant-gardes et les néo-avant-gardes, quelles que soient les différences qui les caractérisent dans leurs influences et leurs objectifs, ont exigé du corps en tant que corps théâtral depuis le début du XXe siècle, c’était de sortir du rôle. L’assujettissement de l’acteur à la figure de son rôle, sa disparition dans le rôle se trouva renversée en son contraire. D’une part, parce que le rôle disparut au profit de formes chorales ou qu’il fut aboli dans un ensemble d’actions fonctionnelles. De l’autre, parce qu’il s’agissait de mettre en jeu le corps de l’acteur, considéré comme noyau de force et d’énergie, sa nature individuelle en tant que potentiel d’action érotique pour produire de nouvelles possibilités de relations entre acteurs et spectateurs. Il fallait rendre de nouvelles rencontres possibles.

The show must go on de Jérôme Bel s’établit de manière intéressante au croisement du corps éloquent et du corps expressif, entre vraisemblance et authenticité. Les corps de Jérôme Bel sortent eux aussi du rôle que leur assignent traditionnellement le théâtre et la danse. Cela les rattache au concept corporel des avant-gardes. D’un autre côté, ils ne cessent de parler, même si ce n’est pas avec des mots. Ils emploient des signes qui peuvent être lus et compris, tout en agissant pourtant de manière tout à fait naturelle. Dans le théâtre de Bel, les corps ne souffrent plus comme autrefois dans la tragédie bourgeoise. C’est cela qui les différencie fondamentalement. Les corps de Jérôme Bel sont toujours des corps déjà reconnus par l’ordre symbolique du langage, la pop music en l’occurrence, avec sa mémoire individuelle et collective. Dès lors, le drame du corps sur scène, sa lutte pour l’identité, caractéristiques du ballet d’action, de la danse et du théâtre depuis le XVIIIe siècle, n’a pas lieu. Les images s’enchaînent tout à fait calmement et sans tension, les scènes succèdent aux scènes, les morceaux de musique aux morceaux de musique. Le principe est toujours identique, répété selon des variations sans cesse nouvelles et surprenantes, avec des écarts. Ce n’est pas dramatique parce que les corps n’entrent pas en conflit. Les êtres de Jérôme Bel n’ont pas de mots parce qu’ils n’en ont pas besoin. Au niveau ontologique fondamental, ils sont toujours déjà des mots. Leur corps parle littéralement dans la mesure où il bouge. La danse et le théâtre se confondent.

Comme au XVIIe siècle, ce sont des corps éloquents, mais ce dont ils parlent ne vient pas de leur for intérieur, pas plus qu’ils n’imitent des affects « d’après nature », avec les bons gestes, les bonnes attitudes et la mimique ajustée. Ce ne sont pas des corps expressifs, produisant les signes « naturels » ou même « spontanés » de la passion. Ils mettent bien plutôt en évidence que le corps dans son essence est déjà du langage. Le corps se constitue à travers des discours sociologiques, par le biais d’une altérité sans laquelle il ne saurait revenir à soi. Jérôme Bel renverse tout simplement le rapport du corps et du langage. Non plus être un corps et avoir ensuite des mots, mais être des mots et n’avoir un corps que par eux, telle est sa devise. Les corps de ses danseurs sont les lettres et les mots qui s’inscrivent sur la scène comme sur une feuille de papier.

La danse moderne a longtemps cru, sur la base de ses moyens purement corporels, non verbaux, qu’elle parlait non du corps, mais avec le corps et qu’elle détenait ainsi l’accès à une vérité plus profonde. Cette vérité, Jérôme Bel le sait, se trouve à la surface des discours symboliques qui constituent le corps. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’a plus besoin de lutter dramatiquement pour sa reconnaissance. Le corps est toujours déjà reconnu sous les yeux du public, parce que les corps, d’un côté de la rampe comme de l’autre, sont des produits de la culture qu’ils incarnent. Il suffit, comme le fait The show must go on, d’en ouvrir et d’en déployer les pages.

Pourtant, tout ne se fait pas non dramatiquement dans les pièces de Bel. Le drame que Jérôme Bel joue dans The show must go on, c’est celui de la reconnaissance de ses corps produits discursivement dans l’espace symbolique du théâtre bourgeois. Dans ce lieu où des rideaux de velours bleu ou rouge, des fauteuils en peluche et des murs richement décorés rendent hommage à une organisation sociale obsolète, ses corps éloquents se heurtent à une résistance. Il n’y a pas de rôles qui doivent être représentés ou incarnés. Chacun est ce qu’il ou elle est. En vêtements de ville. On a rarement vu des corps sur scène de façon plus « naturelle », pas parce qu’ils jouent « naturellement », mais parce qu’ils sont non théâtraux au sens du théâtre bourgeois et de sa conception du corps. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas mis en scène jusqu’au plus petit détail. Au contraire. Dans le théâtre bourgeois, le postulat du naturel se réalise justement à travers les corps qui le dépassent, au profit d’une littéralité absolument sans affect ni affectation. Le corps véritable n’a rien à voir avec le corps authentique. Celui-ci ne saurait exister. Chez Jérôme Bel, Denis Diderot n’aurait pas eu besoin de se boucher les oreilles. Il aurait quand même reconnu ses corps comme « vrais ». A la place, il lui aurait suffi de fermer les yeux. Il aurait entendu alors les corps chanter.

Les corps non théâtraux de Jérôme Bel, au sens du XVIIIe siècle, réinventent l’ancien cosmos du théâtre. The show must go on est aussi un récit biblique de la création, qui est raconté à travers l’ordonnance spécifique des chansons. Chez Jérôme Bel aussi, c’est le verbe qui est au commencement, avant que la lumière ne se fasse et que les danseurs n’apparaissent pour exécuter à la lettre ce que dit le titre de la chanson en question. Toute une vie se déroule entre le début et la fin de la pièce. Depuis l’apparition des danseurs, ce qui équivaut à leur naissance scénique sous les yeux des spectateurs, jusqu’à leur mort et à leur résurrection sur la chanson programmatique finale du groupe Queen, The show must go on. Pour Jérôme Bel, la rédemption se trouve dans le théâtre. Plus que quiconque, il croit aux planches qui signifient le monde. En somme, le théâtre est le seul lieu où l’on ne saurait mourir, où la disparition et la dernière sortie du comédien ne sont jamais définitives. Ses pièces sont aussi des pièces d’après la fin du théâtre bourgeois et de sa conception de la subjectivité avec laquelle elles jouent. Sa réalisation artistique absolument originale, il faut la chercher dans sa façon d’en épuiser les conventions et les implications par une sorte de renoncement virtuose à l’action qui le dépouille jusqu’à son squelette. Jérôme Bel n’établit pas d’autre lieu nouveau à la place du vieux théâtre. Si, comme le formule le sociologue français Michel de Certeau, l’auteur est quelqu’un qui définit un lieu, son lieu propre, alors Jérôme Bel n’est pas un auteur. Sa tactique consiste à biffer et à traverser le lieu connu pour en affoler l’ordre. Bel fait entrer en contrebande sur scène des gestes de tous les jours, comme celui de danser et de chanter avec un walkman, alors qu’ils n’y interviennent d’habitude que dans une forme esthétisée. Ainsi la rampe, qui sépare la salle de la scène, reste-t-elle, dans The show must go on, un élément central de la représentation. Ce qui garantit également la distance de réflexion par rapport à la scène, sans laquelle le show ne pourrait effectivement pas continuer.

Mais ce qui est mis au jour par le travail de Bel sur la représentation théâtrale à l’intérieur des limites qu’elle s’est elle-même fixées, c’est un autre rapport entre danseurs et spectateurs. L’abolition de la convention conduit à un renforcement de l’aspect social d’une véritable rencontre qui se fonde justement sur la différence dans la similitude. Bel laisse toujours le temps de regarder en toute tranquillité les individus sur la scène, d’en choisir un ou une, de s’identifier à lui ou à elle et de partager avec lui ou avec elle le temps de la représentation dans un échange réciproque. Les corps non théâtraux de Bel sont produits dans l’échange avec les corps des spectateurs, un échange qui repose, comme pour un cadeau, sur la réciprocité.

Le refrain de la chanson de Roberta Flack Killing me soflty pousse ce procédé à l’extrême. Dans ce texte, la narratrice raconte à la première personne sa rencontre avec un jeune musicien dont la chanson la touche et touche si fortement sa vie qu’elle en tombe presque malade. « He was singing my life with his words », dit le texte, il chantait ma vie avec ses mots. Les danseurs de Jérôme Bel n’aspirent à rien d’autre qu’à cela. Ils chantent notre vie avec leurs mots, qui se confondent ici avec leurs corps. Chaque soir, dans chaque lieu, il s’agit de recréer l’équilibre entre interprètes et spectateurs, qui deviennent alors acteurs à leur tour. C’est ainsi que demeure, une fois que les fantômes de Bel ont quitté le lieu du théâtre et de la danse, l’espoir d’un autre lieu possible. Telle est l’utopie du théâtre de Jérôme Bel.