RB JEROME BEL
spectacles > the show must go on > presse > 10.2000 - frankfurter allgemeine zeitung

En juin dernier, au Festival de danse de Montpellier, le chorégraphe français Jérôme Bel répétait avec une poignée de volontaires une scène délicate. Sur la musique de la chanson pop « Killing me softly », il commençait par faire s’agenouiller le groupe, ensuite, tous devaient se coucher, recroquevillés tête à plat sur le sol, et cesser tout mouvement. Bel, qui doit justement sa réputation de chorégraphe d’avant-garde à quatre pièces comportant un minimum de mouvement dansé, vient de reprendre cette scène avec 21 interprètes professionnels du Schauspielhaus de Hambourg pour en faire l’avant-dernier tableau de sa nouvelle pièce « The show must go on ! », qui concluait, à une heure tardive, la première soirée de l’ère Stromberg. C’est la seule scène vraiment travaillée, chorégraphiée de la pièce de quatre-vingts minutes avec laquelle le chorégraphe âgé de 36 ans cherche moins à divertir son public qu’à le provoquer : un objectif qu’il a atteint lors de la création de la pièce à Hambourg.

« The show must go on ! » est, tout compte fait, une revue illustrée de tubes choisis parmi les plus belles rengaines internationales des trente dernières années — de Leonard Bernstein à David Bowie, Edith Piaf, Paul Simon et les Beatles. Immédiatement à l’avant-scène se tient un disc-jockey qui fait entendre chacune des chansons en introduisant un CD après l’autre dans son unique lecteur, les changeant consciemment avec force cérémonie et de longues pauses. Sur « Tonight », l’air de Bernstein tiré de « Westside Story » par lequel la pièce commence, la scène reste dans le noir. Pour le second tube, elle est toujours vide, mais déjà éclairée. C’est seulement au troisième morceau, alors que la représentation a déjà duré dix minutes, que les interprètes jaillissent des coulisses : pas tous jeunes, pas tous minces, exactement costumés comme s’ils étaient sur le point de se rendre à une fête de rue dans un quartier assez peu chic de la ville.

Plus tard, il y aura à nouveau des scènes où le plateau reste vide. Sur l’air de « Yellow Submarine » des Beatles, un rayon de lumière jaune s’élève de la trappe où le metteur en scène Bel a fait disparaître sa troupe à la fin du tableau précédent. Quand Piaf chante « La vie en rose », Bel vide la scène et plonge l’espace des spectateur dans une lumière rose.

Pour un bon tiers, « The show must go on ! » ne fait rien d’autre que de se colleter avec le clinquant et l’enflure de rengaines qui éveillent manifestement des souvenirs nostalgiques chez une partie des spectateurs qui se mettent à battre la mesure dans leurs mains, à agiter leurs bras ou même la flamme de leurs briquets, tandis que le spectacle provoque chez une autre partie du public, venue avec des attentes plus sérieuses, des interventions agressives.

Même dans les moments où les interprètes sont de la partie, il ne se passe pas grand chose et le peu qui a lieu exige un talent chorégraphique et théâtral si infime qu’un soupçon doit certainement jaillir dans l’esprit de chaque spectateur : moi aussi, je pourrais le faire. Ce qui est sans aucun doute une intention de l’artiste.

La troupe se met en demi-cercle ou tout au bord de la rampe et fixe le public. Ils dansent en se trémoussant comme s’ils se trouvaient dans une boîte à quatre sous. Sur l’air de «Ballerina Girl », ils s’essaient, avec plus ou moins de savoir-faire, à des figures de ballet classique. Un des interprètes masculins va jusqu’à ramener une barre depuis la coulisse. A un moment donné, le disc-jockey grimpe lui-même sur la scène vide, pousse à fond le volume de son appareil resté dans la fosse, et se met à danser de façon pataude comme un ours de foire sous le cône de lumière au milieu de la scène. Plus tard, les interprètes arpenteront la scène, sans ordre apparent, pour se tomber l’un l’autre dans les bras sur un ordre mystérieux, chacun enlaçant la personne se trouvant immédiatement à ses côtés. Et dans une des rares scènes plus fortement mises en forme, chacun tient en équilibre un partenaire qui se laisse doucement tomber vers l’avant, et le fait tourner lentement sur lui-même.

Bel n’est pas intéressé à la création d’une œuvre scénique au sens traditionnel. Il voudrait provoquer son public, lui arracher des réactions en le chatouillant, et à cet égard, le public de la première du spectacle à Hambourg tombe en plein dans le panneau. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu’un homme en costume noir jaillisse du sixième rang des spectateurs et vienne rejoindre le groupe des danseurs de disco. Plus tard, une joute oratoire pleine d’amertume se déroule entre les enthousiastes et les frustrés. Des commentaires acerbes remplissent les pauses pendant lesquelles le disc-jockey manipule son appareil et se multiplient quand celui-ci se met intentionnellement à hacher une chanson de Paul Simon. On ne cesse de réclamer que le directeur monte sur scène ou mieux, qu’il tire sa révérence.

Mais tout compte fait, Bel ne se contente pas de sa seule provocation réussie. Il tente d’offrir un miroir à son public : collant littéralement aux paroles des chansons, il souligne par des attitudes aussi kitsch que des bras tendus ou de tendres étreintes l’emphase liée à nos sentiments de bonheur et s’emploie ce faisant, à « délier la langue du kitsch », selon le mot d’Adorno. Mais c’est cette prétention qui fait l’échec de la pièce. Bel tombe lui-même dans le piège qu’il espérait tendre au public. Le mica doré du kitsch exacerbé ne se transforme pas en métal noble, mais reste ce qu’il est : de la camelote. En définitive, c’est aux réactions qu’elle suscite chez le public que la revue délibérément amateur de « The show must go on ! » doit d’être un amusant divertissement théâtral. Mais son envergure correspond assez exactement à celle de son modèle : une revue de tubes.

Jochen Schmidt 06.10.2000