RB JEROME BEL
spectacles > le dernier spectacle > presse > 05.2016 - ballet international-tanz aktuell
En réalité, il voulait faire une chorégraphie exclusivement composée de citations, de fragments qui l’avaient marqué et influencé. Jérôme Bel, le jeune chorégraphe français qui, avec quatre petits travaux seulement, s’est catapulté aux premiers rangs des jeunes chorégraphes, a obtenu, en réponse à sa demande de pouvoir utiliser le bien d’autrui, quelques assentiments, mais aussi des refus, motivés par la protection des droits de propriété intellectuelle. Les lettres sont lues au public par deux interprètes, en allemand et en français. Elles rendent manifeste qu’à l’époque de la reproductibilité illimitée, le corps et ses images sont liés au droit pénal. Jérôme Bel a intitulé sa dernière pièce The last performance.

Un homme portant une veste écossaise à carreaux rouge vient se placer devant le micro à l’avant-scène et affirme: « Je suis Jérôme Bel ». Avec désinvolture, il déclenche sa montre chronomètre, attend jusqu’à ce qu’elle se mette à sonner et s’en va. Un deuxième homme en costume blanc de tennisman lui succède et déclare: « Je suis André Agassi », avant d’envoyer quelques balles bien frappées contre le mur du fond. Un jeune homme se fait identifier comme Hamlet en prononçant la fameuse citation, avant qu’une femme aux longs cheveux blonds, vêtue d’une robe blanche, entre à son tour sur le plateau. Elle prétend être Susanne Linke, se couche sur le dos et se met à danser, sur le quatuor de La jeune fille et la mort de Schubert, le début du solo Wandlung de Linke, datant de 1978. A peine a-t-elle terminé qu’un homme en robe blanche lui succède, prétend lui aussi être Susanne Linke et se met à danser le même extrait. Nous assistons quatre fois de suite à la même chorégraphie, avant que Jérôme Bel revienne sur scène pour annoncer : « Je ne suis pas Jérôme Bel ». « Je ne suis pas Hamlet », déclare Frédéric Seguette, enlève l’un après l’autre les divers vêtements de son costume qu’il plie soigneusement, pour finir par se retrouver en slip blanc et annoncer : « Je suis Calvin Klein». Dans l’acte de poser et de biffer son identité, le corps de l’interprète reste là comme un lieu vacant. Il peut tout être, il n’est personne.

Jérôme Bel a poussé encore plus loin la réduction de son esthétique du point zéro en l’amenant jusqu’à se taire. Tandis que le chorégraphe parvenait encore, dans sa dernière pièce Jérôme Bel, à produire une immédiateté sensuelle entre la scène et la salle à travers la nudité des interprètes, Le dernier spectacle reste au premier abord sec et proche de la dissertation. Théorie dansée pour les uns, pour les autres un jeu d’enfant plein d’humour qui renvoie à la scène primitive de tout acte théâtral : le travestissement.

Mais prétendre que Bel ne laisse plus aucune place à l’imagination serait méconnaître la portée de la scène centrale de la pièce, le début de Wandlung, la chorégraphie de Susanne Linke, qui porte justement de ce que Bel met en pratique. Dans les métamorphoses d’un corps couché sur le dos qui se tortille comme s’il voulait sortir de sa peau, on a tôt fait d’oublier Susanne Linke. La danse se met à développer sa poésie propre. Nous savons bien que tout ce qui a lieu sur scène est une citation, pourtant la copie déploie sa propre vie fascinante, qui ôte toute importance à la connaissance de l’ original.

A la fin de la pièce, Bel réduit encore plus l’agencement de son essai et abandonne le spectateur à l’espace libre de sa propre imagination. Avec Claire Haenni, Bel tient un morceau de velours noir devant le danseur qu’ils accompagnent à petits pas à travers la scène, de sorte que nous n’apercevons que furtivement ses bras et ses jambes. Antonio Carallo entre en scène dans le costume de Jérôme Bel en tenant la raquette d’Agassi. Métamorphosé en un «Belassi», il se tient sans rien dire devant le micro. Pour finir, la scène reste vide. Une voix off lit les noms des spectateurs qui ont réservé leur billet pour la soirée en laissant leur nom à la caisse. On dirait une lecture d’une liste de disparus, le décompte des noms des personnes mortes. On est touché et effrayé, parce que c’est désormais à nous que Jérôme Bel, avec ce simple truc, envoie ses balles et qu’on saisit aussitôt que le jeu de l’identité n’est pas seulement celui de Hamlet, d’André Agassi et de Susanne Linke. Ce faisant, Bel laisse loin derrière lui le cadre assuré du théâtre et de ses jeux de rôle. The last performance est aussi un inventaire et une prise de position sur ce que peut bien encore signifier le moi à notre époque médiatique et tient largement ouvertes les archives de notre mémoire culturelle. Etre acteur, danseur, chorégraphe ou sportif, qu’est ce que cela veut dire ?

Le dernier spectacle, le dernier spectacle qui doit mettre un terme à tous les spectacles, mais qui fait confiance comme aucun autre à la force de représentation des spectateurs, est une fin de partie de la danse, l’avant-dernière boucle dans la dernière bande de la subjectivité qui se dissimule, se perd entre images et représentations et se révèle, dans la répétition potentiellement infinie du déjà dansé, du déjà vécu et du déjà dit, extrêmement résistante à sa propre disparition. Il en va de Jérôme Bel comme de Samuel Beckett. Impossible de faire mourir la conscience. Mais il va aussi de Jérôme Bel comme d’Andy Warhol. En manipulant la citation et les variations en série, il se montre plus créatif et plus sensible qu’aucun autre chorégraphe.