RB JEROME BEL
textes et entretiens > 10.2023 danses non humaines - Florian Gaité
L’ère de l’anthropocène correspond à une crise de la sensibilité.

Entretien avec Jérôme Bel et Estelle Zhong Mengual. Propos recueillis par Florian Gaité pour le Festival d'automne à Paris

Ce geste de décentrement vers le non humain était déjà présent dans vos travaux respectifs. Quel est le sens d’une telle rupture avec l’anthropocentrisme ? L’art doit-il selon vous, comme le dirait Deleuze, parler pour les animaux et les plantes, c’est-à-dire à leur place ?

Estelle Zhong Mengual : Faire de la place au vivant dans la création et la recherche, c’est tâcher de se mettre à la hauteur du temps : la crise écologique que nous connaissons est à bien des égards tragique, mais elle a pour vertu de nous montrer la toxicité de notre culture occidentale, qui nous a fait croire que tout ce qui avait de l’importance, de la valeur se localisait exclusivement dans le monde humain. Il y a un enjeu culturel et politique, non pas à parler « pour », mais à parler « du » vivant, à le faire entrer dans les œuvres, à faire exister un autre monde, élargi, enrichi, qui n’invisibilise pas et ne dévalue pas nos relations aux autres vivants que nous. L’ère de l’anthropocène correspond à une crise de la sensibilité, marquée par le délitement de la relation esthétique entre l’humanité et la nature.

Voyez-vous dans ces Danses non humaines un moyen d’y remédier, de reconnecter le public à la nature ?

Jérôme Bel : L’idée de ce projet est de mesurer les différentes stratégies que certains chorégraphes de l’histoire de la danse savante occidentale ont imaginées afin de représenter ce qu’on appelle aujourd’hui le non humain. Certaines d’entre elles nous paraissent plus ou moins pertinentes pour éclairer notre rapport au non humain, depuis le moment historique qui est le nôtre, celui de la crise écologique. Ces danses nous aident ainsi à comprendre notre propre rapport, d’occidentales et d’occidentaux, aux autres manières d’être vivants. Mais ce peut être aussi parfois de très belles danses qui cependant ne nous apprennent rien du tout sur le non humain. Notre recherche entend précisément comprendre et identifier les stratégies justes qui permettraient de nous resensibiliser au vivant.

Les œuvres que vous avez sélectionnées – celles d’Isadora Duncan, Gaspard Charon, Loïe Fuller, Pina Bausch ou Xavier Le Roy – montrent un corps humain dont les formes s’inspirent d’animaux ou de végétaux. Pensez-vous le corps humain capable d’une telle métamorphose ou cette plasticité n’est- elle que mimétique, en quelque sorte tenue dans un rapport d’illustration ?

EZM : C’est tout l’enjeu de ce spectacle : qu’est-ce qu’on danse quand on danse des non humains ? La réponse la plus immédiate est en effet d’estimer que les danser revient à les mimer, à emprunter leurs formes de corps, leurs apparences extérieures, et on pressent très vite la limite de cette démarche. Cela semble limiter à la fois les possibles créatifs de la danse, mais aussi ce qu’on peut faire voir d’intéressant au sujet des non humains. Le parcours de danses que nous avons imaginé essaie précisément de dépasser cet horizon et d’explorer ce qu’on peut danser d’autre. Cela suppose de penser à neuf qui sont les non humains : pas seulement des formes de corps, qu’on ne pourrait du coup qu’imiter, mais des formes de vie, qu’on peut tenter d’approcher et de traduire.

Pourquoi avoir choisi les galeries du Louvre et la forme de la visite guidée ? Faut-il s’attendre à des mises en correspondance entre les œuvres du musée et les danses choisies ? À quel titre considérez-vous ce geste comme un acte curatorial ?

JB : La visite guidée s’imposait du contexte du musée, qui invitait à penser une exposition de danse, mais aussi des enjeux du projet même qui nécessitaient une partie discursive importante. En effet, il est très inhabituel de voir dans une même soirée des danses s’étalant de 1753 à aujourd’hui. Il fallait donc pouvoir contextualiser ces danses qui sont parfois très peu connues. Mais surtout nos questions sont si complexes que nous ne pourrions rien rendre tangible sans convoquer la fonction de la conférencière. Le travail in situ produit des rapprochements avec quelques œuvres, mais peu. Ce qui est mis en avant est plutôt la question du musée comme emblème de la culture par opposition à la nature.

Cette création est une première pour vous deux : si vous vous êtes, Jérôme, toujours entouré d’intellectuelles et d’intellectuels, c’est la première fois que vous cosignez une pièce avec une théoricienne, quant à vous, Estelle, vous collaborez pour la première fois avec un chorégraphe. Comment s’est organisée votre rencontre ? Quel a été votre langage commun ?

JB : J’avais lu avec le plus grand intérêt les livres d’histoire environnementale de l’art d’Estelle, Apprendre à voir, puis le livre sur Georgia O’Keeffe. Quand j’ai décidé de faire une exposition de danses non humaines, j’ai eu l’intuition qu’il fallait qu’Estelle regarde ces danses avec moi car je savais qu’elle y verrait d’autres choses. C’était étrange car c’est la première fois que je collabore avec quelqu’un, mais cela peut s’expliquer aussi car ce sont les pièces d’autres chorégraphes qui sont montrées, et non les miennes. Et d’une certaine manière, ma fonction dans ce projet est plus proche de celle d’un historien de la danse que de celle d’un chorégraphe. Je voulais essayer de faire sur la danse le travail que fait Estelle sur la peinture.

EZM : Je connaissais depuis longtemps le travail de Jérôme et j’avais eu des expériences très fortes de spectatrice devant Véronique Doisneau et Disabled Theater. La danse a par ailleurs toujours existé dans ma vie comme pratique personnelle et comme intérêt artistique. J’ai été biberonnée à « Vidéodanse » [programme de films sur la danse et les chorégraphes diffusé au Centre Pompidou] et j’ai même failli faire un mémoire en études chorégraphiques. Mais surtout, Jérôme et moi sommes animés par des affects et des problèmes partagés, qui se nouent autour de la joie de vivre dans un monde désormais élargi aux autres vivants, et des défis que cela pose à la création.