Traduit de l'allemand par Romain Bionda et Camille Luscher et publié dans Fabula-LhT, n° 19, « Les Conditions du théâtre : le théâtralisable et le théâtralisé », octobre 2017
Le théâtre est caractérisé par une tension fondamentale. D’un côté, il est un lieu de rassemblement, un espace social, qui implique une exigence d’ouverture. Faire du théâtre, cela signifie d’abord présenter quelque chose à un public, rendre quelque chose visible et audible, se placer sous les feux de la rampe. On peut alors se demander qui, dans une société, dispose d’une scène, à qui la possibilité est offerte ou refusée d’y monter, ce qu’on y montre et ce qui demeure invisible. Ce sont là des questions étroitement liées à l’histoire du théâtre — et éminemment politiques.
D’un autre côté, la scène est un lieu d’art, du « comme si » et de l’apparition esthétique. En tant que tel, elle marque traditionnellement une distance, une différence esthétique avec la réalité sociale. On sait qu’il règne au théâtre d’autres règles que dans le quotidien : les personnages morts ressuscitent à la fin de la représentation en tant que comédiens, plusieurs lieux et temps peuvent être représentés l’un à côté de l’autre et même dans les cas où aucune action dramatique fictionnelle n’est présentée — pensons à la danse ou au théâtre de performance —, la mise en scène crée un cadre qui éclaire littéralement le jeu d’une autre lumière, esthétique, et qui en réduit les conséquences dans le réel1.
Le terme théâtralisation doit dès lors être compris de cette double manière : d’une part comme une publication, un donner à voir ; d’autre part comme une esthétisation, c’est-à-dire comme la fabrication d’une apparition esthétique et d’une indétermination2. Dans la tradition de Kant et d’Adorno, l’esthétique est indéterminée car elle reste constamment à distance de toute fonction, mais aussi de toute fin sociale ou morale : le sujet esthétique et l’objet sont également indifférents, « désintéressés3 ».
Dans le théâtre contemporain, lorsque des acteurs socialement marginalisés — des personnes sans abri, réfugiées ou présentant un handicap — entrent sur scène en tant qu’« eux-mêmes » ou en tant que représentants des exclus et des invisibles, alors la théâtralisation du précaire peut être rapportée à une promesse émancipatrice dans la double perspective sociale et esthétique qui caractérise le théâtre.
Dans la perspective sociale, cette promesse consiste à faire valoir, grâce au théâtre, une égalité. Il n’est pas obligé qu’elle s’accompagne de slogans ou de revendications concrètes : elle fait déjà fond sur la possibilité de réaliser, par l’inclusion des exclus, l’égalité dans le cadre du théâtre, devant un public. Le théâtre devient la scène d’une hétérotopie sociale : un lieu où les frontières sociales peuvent être renégociées et repoussées.
Dans la perspective esthétique, l’émancipation consiste au contraire dans la mise à distance de toutes les déterminations sociales, c’est-à-dire dans la possibilité de transformer la différence sociale en indifférence esthétique. « À l’état esthétique », écrit Friedrich Schiller dans lettres sur l’éducation esthétique, « l’homme est […] un néant4 ». Selon Jacques Rancière, cette in-différence, cette détermination « annulée » annonce à la suite de Schiller une promesse de liberté et d’égalité — une promesse de cette façon démocratique de penser l’art qu’il nomme le régime esthétique et qu’il explique à la faveur de nombreux exemples : quand soudainement, à la fin du xviie siècle, un artiste comme Murillo peint, au lieu de motifs chrétiens, de jeunes mendiants consommant un melon5, ou quand Flaubert « démocratise » la littérature avec ses descriptions détaillées du quotidien, ou encore quand Gustav Mahler décide de faire intervenir pour la première fois dans une symphonie un simple cor de postillon à la place d’un bugle, alors ces formes artistiques, sans même articuler une seule revendication politique, constituent selon Rancière une politique d’égalité esthétique6. Vu sous cet angle, ce n’est pas le fait de thématiser des questions sociales ou politiques qui rend l’art politique, mais bien de rompre l’organisation hiérarchique du visible et du dicible, de produire un nouveau partage du sensible.
Jérôme Bel se consacre dans ses travaux à la déconstruction de normes, de conventions et de conditions institutionnelles de la danse et du théâtre. D’une manière analogue à la manière dontl’institutional critique s’est intéressée depuis les années 1970 aux conditions de production et de présentation des arts plastiques, les spectacles de Bel cherchent à interroger les conditions de présentation et de réception du théâtre. Si Daniel Buren ou Michael Asher ont dévoilé et déconstruit les normes et les conventions du dispositif artistique en recourant fréquemment à la soustraction7, c’est par extraction que Bel opère souvent, afin de révéler des normes et des principes du dispositif théâtral. C’est ainsi qu’il choisit une danseuse inconnue de la compagnie du Ballet de l’Opéra de Paris pour réaliser un solo sous son nom — Véronique Doisneau (2009) — et étudier les hiérarchies et les mécanismes de pouvoir d’une compagnie et de son chorégraphe. Pendant la représentation, Doisneau danse à peine : elle parle plutôt de sa vie, de sa formation technique, de son corps éreinté par l’astreinte à la discipline du ballet, de son rôle et de ses devoirs en tant que membre d’une compagnie à succès. Si, habituellement, elle se produit sur scène au sein d’un collectif, et la plupart du temps en arrière-plan, Doisneau bénéficie ici, à travers Bel, d’une voix individuelle.
Disabled Theater (2012) fait écho à des solos comme Véronique Doisneau, dans la mesure où les membres d’un collectif s’y produisent aussi en tant qu’individus et accèdent à la parole. Il ne s’agit pas d’une compagnie de ballet, mais de onze comédiens handicapés mentaux de la compagnie zurichoise Theater HORA. Dans les deux cas, l’émancipation des performers sur la scène est réalisée par soustraction aux conventions : Doisneau s’émancipe de la compagnie, et les comédiens de HORA s’émancipent du théâtre, dans la mesure où ils n’incarnent aucun rôle, mais se produisent, sous leurs vrais noms, en tant que performers et danseurs. Jérôme Bel ne paraît pas non plus metteur en scène ou chorégraphe au sens traditionnel des termes : au lieu de diriger le tout et de répéter chaque scène isolément, il confie aux comédiens six tâches qu’ils doivent exécuter individuellement sur scène et qui forment finalement le squelette de la pièce. Celles-ci consistent dans le fait de : 1. être debout tout seul sur scène, sous les feux de la rampe, pendant une minute ; 2. se présenter individuellement en donnant son nom, son âge et sa profession ; 3. indiquer son handicap ; 4. présenter un solo sur sa chanson préférée ; 5. dire ce qu’on pense du spectacle ; 6. saluer les spectateurs.
Alors que la première scène thématise la relation entre la présence et la représentation sociale, c’est-à-dire entre les performers (handicapés) et le regard des spectateurs, la deuxième est caractérisée par une phrase qui s’avère être le message sous-jacent à la performance entière : dix des onze performers répondent à la question sur leur profession par « Je suis comédien ». Ce qui, dans un premier temps, peut dérouter certains spectateurs est pour les acteurs une évidence : ils attirent l’attention sur le fait qu’il ne considèrent pas leur entrée en scène comme inhabituelle, mais plutôt qu’ils y ont droit en tant que comédiens qualifiés8 — indépendamment de leur handicap et de ce qui est attendu d’un comédien, ou des conditions ou facultés associées à cette activité. Ici, l’égalité n’est pas ni conquise ni exigée : elle est réalisée, performée par cet acte de parole. C’est en cela que consiste l’émancipation telle que la définit Rancière : une « égalité in actu9 ».
Il en ressort que l’émancipation est liée à une forme spécifique de l’agir dans l’ici et maintenant qui présuppose l’égalité. Rancière évoque la socialiste française Jeanne Deroin qui, en 1849, ose se présenter aux élections législatives bien qu’elle n’y ait pas le droit en tant que femme10. Sans manifester dans la rue ou se révolter, son action rend, au même instant, visibles et évidentes l’égalité et l’inégalité sociales des femmes. Deroin s’émancipe en faisant simplement comme si l’égalité allait de soi. Comme le stipule Rancière : « L’égalité ne se donne ni ne se revendique, elle se pratique, elle se vérifie11. »
Les comédiens de HORA peuvent être comparés avec cette figure historique du féminisme, dans la mesure où ils pratiquent eux aussi une égalité in actu. Ils sont des comédiens égaux en droit, parce qu’ils sont présents sur une scène, à New York, Berlin ou Avignon, et qu’ils déclarent : « Je suis comédien. » Sans le caractériser explicitement comme un acte politique, ils accomplissent un geste émancipateur. La théâtralisation est ici non seulement sociale, mais encore esthétique, car la phrase peut être également reçue comme la manifestation performative d’un cadre esthétique : par leur présence sur cette scène, ils sontcomédiens ici et maintenant — bien que, paradoxalement, ils ne représentent dans ce spectacle personne d’autre qu’eux-mêmes. En même temps, ils mettent également en évidence le « comme si », car ils font comme s’il n’y avait pas d’inégalité sociale, comme s’il était entendu qu’ils sont en effet des comédiens comme les autres. La performance n’est ainsi pas seulement encadrée par le titre Disabled Theater, mais encore par les termes « théâtre » et « comédien » qui font office de dispositif cadrant, en attirant l’attention sur le cadre en lui-même ou ses contours12. Il est rappelé qu’il s’agit malgré tout de théâtre — ou, plutôt, la question se trouve posée de savoir où le théâtre commence, et quand il finit (elle n’est simple en aucune manière).
Le titre de la performance Disabled Theater renvoie de surcroît à un autre aspect, qui change encore une fois la portée de la phrase « Je suis comédien. » En effet, pour être précis, ce titre ne dit pas que des personnes handicapées vont entrer en scène : la pièce aurait dû sinon s’appeler Disability Theater. Il évoque plutôt l’idée d’handicaper le théâtre en lui-même, de lui ôter une part de son ability — ou, comme le formule Jérôme Bel, « d’éloigner le pouvoir du théâtre jusqu’à son point de résistance13 ». Handicaper le théâtre revient pour Jérôme Bel à rompre avec les attentes et les conventions qui, dans ce cas, consistent en certaines exigences et normes comprises habituellement dans l’idée de « jeu » ou de « danse ». Ces exigences ont trait à un répertoire de techniques, à une capacité, à une perfection dans la représentation auxquelles les comédiens sont confrontés d’une manière toute particulière — et justement les comédiens en situation de handicap.
Dans les Freakshows du xixe siècle déjà, il s’agissait entre autres d’étonner le public : les interprètes handicapés montraient ce qu’ils étaient capables d’exécuter malgré leur handicap quotidien14. Peter Sloterdijk raconte ainsi la vie de Carl Hermann Unthan, violoniste manchot qui, par « existentialisme de l’obstination », a conquis dans l’Europe entière les scènes du théâtre de variété et a atteint une célébrité internationale en raison de sa virtuosité15. Cette « logique du malgré16 » qui survit dans le théâtre inclusif actuel — malgré son handicap, quelqu’un peut jouer Hamlet ou danser avec virtuosité — est neutralisée par Bel, puisque son travail ne consiste pas en la représentation d’une performance extraordinaire, mais plutôt en un disabling, en le fait de handicaper la performance artistique en elle-même17. Ainsi considéré, Disabled Theater n’est pas politique parce que des acteurs handicapés prouvent au public qu’ils sont capables de quelque chose, eux aussi, mais bien parce que sa forme prend explicitement congé d’une pensée de la performance et d’une « idéologie de l’auto-optimisation permanente18 » : on ne se demande plus face aux solos de danse ni qui est le meilleur danseur ou le plus virtuose, ni qui a les meilleures aptitudes pour faire du théâtre, voire les plus « normales ».
J’aimerais rappeler ici que le terme anglais performance ne signifie pas seulement action et représentation, mais encore « performance »19, ou réussite et accomplissement : un aspect qui a conduit au fait que, dans les sociétés post-fordistes, le terme a connu une inflation et a presque remplacé celui de « travail » : de la performance d’une action boursière ou d’une entreprise (sa croissance) jusqu’à celle d’un collaborateur (ses résultats) ou d’un candidat lors d’un entretien d’embauche (sa promotion personnelle)20. Nous vivons dans une société de la performance et de l’optimisation (qui entretient un lien de parenté avec la Société du spectacle (1967)21 de Debord, mais aussi avec la « société de contrôle »22 de Deleuze), à laquelle les arts de la représentation s’opposent peu. Ils se fondent même sur un paradigme de la perfection et du savoir-faire23, comme on peut le voir dans tout programme de formation en danse ou en théâtre24.
Disabled Theater soustrait de la performance tout savoir-faire, dans la mesure où l’on n’y joue pas plus qu’on y exécute une chorégraphie répétée de manière professionnelle. Les comédiens en situation de handicap ont, de manière autonome, choisi une chanson et développé une chorégraphie — Bel n’a pas ni préparé ses scènes, ni corrigé les numéros : il a laissé les solos tels quels. Le résultat s’apparente à un mélange hautement hétérogène : la chorégraphie appliquée de Tiziana Pagliaros sur un tube italien contraste avec la danse techno minimaliste en chaise de Remo Beuggert ; le schuhplattler25 swinguant de Matthias Grandjean fait face au Dancing Queen de Lorraine Meier et au numéro de derviche tourneur de Damian Bright. Alors que Julia Häusermann imite de manière virtuose le style de Michael Jackson, Matthias Brücker court seul, en rond, sur du hard-rock allemand. De la succession des solos qui fait penser à un casting, il se dégage de l’imperfection. D’un point de vue purement esthétique, cette théâtralisation de l’imparfait montre que tout, en quelque sorte, est théâtralisable, car la différence se transforme, sur le mode de l’esthétique, en indifférence26. Cela ne concerne pas seulement une indifférence de la forme, mais encore et surtout une indifférence du jugement esthétique car, au plus tard quand sont présentés au public les quatre solos que Bel n’avait pas choisi de montrer (suite à une plainte du comédien Gianni Blumer), s’impose la question des critères ayant présidé au refus de Bel : ces quatre solos supplémentaires ne sont pas ni mieux, ni moins bien dansés que les sept précédemment montrés.
Le théoricien de l’art et de la littérature américaine Tobin Siebers a plaidé, avec le terme « Disability Aesthetics », pour une compréhension du jugement esthétique qui s’acquitte de l’idéal du désintérêt et exige la critique des notions fondamentales que sont l’harmonie, la beauté et l’intégrité physique27. Il s’agit de reconnaître qu’au plus tard depuis le début de la modernité, le handicap, en termes de différence visible, se trouve au centre de l’histoire de l’art en tant que « beauté brisée » — depuis la valeur accordée au xviiie siècle à la Vénus de Milo jusqu’à des artistes comme Pablo Picasso ou Francis Bacon28. Si la « Disability Aesthetics » de Siebers est fidèle à un agenda social caché (l’inclusion du corps handicapé au moyen d’une nouvelle conception de la beauté), elle renvoie, en même temps, à une autre esthétique de l’imperfection qui rejoint le travail que Jérôme Bel accomplit avec Disabled Theater. En effet, si on lit le terme dis-ability littéralement, on peut aussi le comprendre eu égard à une esthétisation de l’imparfait. Siebers attire lui-même l’attention sur une « ideology of ability » au théâtre, qui s’exprime particulièrement dans les méthodes d’apprentissage du jeu29. C’est en raison de la conception selon laquelle le corps du comédien doit être neutre, parfaitement contrôlable — conception que la théâtrologue Carrie Sandahl décrit comme une « tyrannie du neutre »30 —, qu’il serait ainsi presque impossible au comédien en situation de handicap d’occuper le rôle d’un personnage en situation de validité. Les corps handicapés seraient perçus comme étant sur scène des corps per se marqués et hypervisibles. Comme Sandahl le montre, les exercices du method acting en particulier se basent sur un modèle, hérité de l’industrialisation du xixe siècle, du corps efficient et normé qui exclut d’emblée les corps différents31. Mais bien que cette remarque sur la formation des comédiens soit importante du point de vue des Disability Studies, il est regrettable que Siebers et Sandahl rattachent leur critique d’une ideology of ability exclusivement à la norme constituée par le corps valide. Ce faisant, on n’examine pas le croisement problématique de la performance et du savoir-faire, autrement dit l’hypothèse fondamentale selon laquelle les performing arts consistent en la représentation d’un talent.
Le philosophe Christoph Menke écrit que l’artiste ne se distingue pas par le fait de savoir faire quelque chose, mais par le fait d’être capable de ne pas l’être (das Nichtkönnen können)32, c’est-à-dire de prendre de la distance avec chaque action intentionnelle. Dans ce contexte, la notion de disability aesthetics peut résonner différemment. On ne devrait pas considérer la théâtralisation de l’imparfait comme s’opposant à l’indifférence esthétique, mais plutôt comme étant une possibilité émancipatoire issue de cette indifférence. Quand Siebers plaide pour une nouvelle esthétique affective et anti-idéaliste, qui ne procède pas ni de la perfection, ni de l’intégrité (corporelle), il ne voit pas que le régime esthétique qui a permis de ranger la Vénus de Milo du côté de l’art était annoncé justement par les idéalistes qui promouvaient une autonomie et un désintérêt esthétiques. Cette autonomie implique en vérité moins « l’art pour l’art » qu’une promesse hétéronomique de liberté et d’égalité, qui selon Rancière aspire à la dissolution de l’opposition entre activité et passivité, entre l’art et la vie et — aimerais-je compléter — entre le savoir-faire et son envers.
Avec Disabled Theater, le théâtre est handicapé et cela veut dire à la fois qu’il est esthétisé et rendu indifférent. Peu importe s’il s’agit de guimauve ou de hard-rock, de jazz ou de Michael Jackson, d’une danse en chaise ou d’un numéro de derviche-tourneur : chaque mouvement, chaque danse a sa légitimité. Cette égalité esthétique a également des implications sur le plan social : dans quelle autre mise en scène des comédiens handicapés peuvent-ils agir ainsi, aussi librement, sur scène ? Dans quel autre spectacle peuvent-ils choisir une chanson d’après leur goût, élaborer un solo selon leur sensibilité ? L’émancipation des comédiens ne consiste pas dans le fait de ne plus devoir satisfaire aux exigences de perfectionnement, et encore moins dans celui d’échapper à la situation où ils seraient comparés à des comédiens qui ne sont pas en situation de handicap. Ce que Disabled Theater montre retire au spectacle le principe de performance et au spectateur les critères relatifs à un jugement qui lui serait adapté.
Gala (2015) se rapporte par sa forme à Disabled Theater, mais se différencie considérablement par le choix hétérogène des performers. En effet, dans Gala entrent en scène des professionnels et des amateurs, des adultes et des enfants, des personnes en situation de handicap ou non. En outre, les performers dans Gala n’exécutent pas seulement un solo qu’ils ont eux-mêmes chorégraphié, mais aussi une suite de pas de danse standards. Tous, y compris les danseurs professionnels, sont confrontés sur la scène à une imperfection ou une incapacité : si la danseuse de l’école de la compagnie nationale de ballet exécute avec légèreté une pirouette et un grand jeté, elle rencontre visiblement des problèmes avec le moonwalk de Michael Jackson. D’autres performeurs au contraire exécutent la pirouette à moitié ; la personne en chaise roulante écarte par exemple les bras au lieu des jambes pour faire le grand jeté. Gala montre que l’imperfection est une réussite en tant que performance dansée, car la performance scénique, avec Gala également, ne consiste aucunement en la présentation d’une performance au sens de prestation ou de prouesse. Elle présente au contraire une hétérogénéité de corps et de mouvements par rapport à un répertoire culturel de figures. Si elle était réalisée parfaitement par un ensemble professionnel, la performance perdrait tout son charme : c’est seulement par la répétition et par la singularité de chaque exécution imparfaite qu’elle révèle une beauté.
Comme dans Disabled Theater, des solos sont présentés dans la seconde partie de Gala. Mais dans Gala, les performers ne sont pas seuls sur scène : leurs mouvements sont imités simultanément par les autres, à la manière d’un groupe. À l’imperfection des solos (bien qu’elle ne les concerne pas tous) s’en ajoute alors une seconde : celle de l’imitation, qui résulte d’abord du fait que même les scènes hautement complexes sont montrées au public sans préparation digne de ce nom (les répétitions commencent seulement cinq jours avant la première).
Les scènes ne sont alors pas seulement imparfaites : par l’hétérogénéité des écarts, elles génèrent un effet à la fois comique et fascinant. Le groupe échoue, qu’il s’agisse d’imiter les contorsions impressionnantes du danseur Roderick George sur une chanson de James Blake, ou le mime, par un enfant de huit ans, d’un personnage de jeu vidéo, ou encore le numéro de gymnastique d’une sportive qui jongle avec un bâton sur du Rihanna. Ce qui est remarquable ici, c’est qu’on voit même les danseurs virtuoses échouer à imiter les mouvements des autres.
La théâtralisation de l’imparfait de Gala va sur ce point au-delà de Disabled Theater, dans la mesure où le savoir-faire, la technè, est handicapée par le fait que les protagonistes apparaissent d’emblée comme imparfaits, inaccomplis, autant en raison de l’imparfaite exécution répétée que, dans la seconde partie, de l’écart par rapport à l’original imité du soliste. La hiérarchie de la danse est retournée : l’imperfection l’emporte sur la perfection, l’écart sur la précision. Cela montre que la disability aesthetics de Gala n’est en aucun cas liée aux corps handicapés — elle est plutôt activée, d’une manière toute particulière, par l’hétérogénéité et l’indifférence simultanées des corps sur scène. Au moyen de la théâtralisation, Bel transforme l’imparfait, l’inachevé et le dilettantisme en art qui suspend le paradigme du savoir-faire tout en en reflétant les conditions (la présupposition de la technè). Peu importe qu’on danse la valse ou le moonwalk avec légèreté, ou que le solo d’un performeur de huit ans ait l’air simple et naïf : dans le contexte de l’hétérogénéité et de l’in-différence des silhouettes, la dis-ability représentée devient de l’art. Le fait d’être capable de ne pas l’être (das Können des Nichtkönnens), la disability performance, transforme la différence en indifférence, l’entrave en égalité. Cette égalité n’est toutefois pas ni une conquête sociale, ni un but politique : elle est seulement esthétique et en cela, justement, politique.
NOTES
1 Avec le concept de « réduction des conséquences », le théâtrologue Andreas Kotte propose de distinguer le théâtre de ces jeux culturels, concours et cultural performances dont les actions ont des conséquences effectives, à l’instar des joutes médiévales ou des combats de gladiateurs. Le concept défait par conséquent le théâtre des catégories de simulacre ou de fiction et, à la place, réfère au risque impliqué par les actions en jeu. Voir Andreas Kotte, « Play is the Pleasure of Being the Cause: On the Comparability of Scenic Sequences within the Playing Culture », dans Wilmar Sauter et al. (dir.), Playing Culture: Conventions and Extensions of Performance, Amsterdam et New York, Rodopi, 2014, p. 39-62.
2 Martin Seel, Aesthetics of Appearing, Redwood City, Stanford University Press, 2004.
3 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), éd. et trad. Alain Renaut, Paris, GF Flammarion, 2015, p. 182-183.
4 Friedrich Schiller, « 21. Brief. », Über die ästhetische Erziehung des Menschen, Stuttgart, Reclam, 2000, p. 83 ; « Vingt et unième lettre », Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux (1943), Paris, Aubier, 1992,p, 277.
5 Voir Jacques Rancière, « Les petits dieux de la rue. Munich-Berlin, 1828 », Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011, p. 41-59.
6 Jacques Rancière, « Schiller et la promesse esthétique », p. 15-17, dans Europe, n° 900, 2004, p. 6-21.
7 Asher, en 1974 à Los Angeles, fait arracher le mur d’une galerie qui sépare l’espace d’exposition et le bureau de la galeriste. Buren modifie les espaces d’exposition, notamment en remplaçant les œuvres par des rayures peintes.
8 Tous les comédiens de HORA sont formés pendant deux ans, raison pour laquelle (notamment) le Theater HORA se présente comme une compagnie professionnelle, dont les membres n’exercent normalement aucun autre métier.
9 Jacques Rancière, « Gibt es eine politische Philosophie? », dans Alain Badiou et Jacques Rancière, Politik der Wahrheit, éd. et trad. Rado Riha, Wien, Passagen, 2010, p. 79-118, ici p. 86.
10 Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 66 sq ; Disagreement. Politics and Philosophy, trad. Julie Rose, Minneapolis und London, Univ. of Minnesota Press, 1999, p. 41.
11 Jacques Rancière, Le Maître ignorant, op. cit.,p. 227.
12 En ce qui concerne ces stratégies de recadrage (reframing), Bel évolue également dans le voisinage de l’institutional critique ou de l’art conceptuel. Sur le concept de dispositif cadrant (framing device) dans l’art, voir égalementJörn Schafaff, Philippe Parreno. Angewandtes Kino. Köln, Walther König, 2010, p. 262.
13 Jérome Bel, Sandra Umathum und Benjamin Wihstutz, « It’s All About Communication » [Interview], p. 171, dans S. Umathum und B. Wihstutz (dir.), Disabled Theater, Zürich, Diaphanes, 2015, p. 163-175.
14 Voir Rosemary Garland-Thomson, « From Wonder to Error — A genealogy of Freak Discourse in Modernity », dans R. Garland-Thomson, Freakery : Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New York, NYU Press, 1996, p. 1-22.
15 Peter Sloterdijk, Du musst Dein Leben ändern : Über Anthropotechnik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2009, p. 69 ; Tu dois changer ta vie. De l’anthropotechnique, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella, 2011, p. 70.
16 Voir Sandra Umathum, « Actors nontheless », dans S. Umathum et B. Wihstutz (dir.), Disabled Theater, op. cit., p. 99-112.
17 Ibid., p. 102.
18 Voir Karin Harasser, Körper 2.0 : Über die technische Erweiterbarkeit des Menschen, Bielefeld, Transcript, 2013, p. 48.
19 Note des traducteurs : On traduit ici Leistung par « performance », mais on aurait aussi bien pu le traduire par « numéro » ou plus généralement « prestation », « réalisation », ou encore « résultat », voire « puissance ». Si le terme anglais de performance paraît ici plus proche du terme français que de l’allemand Performance, l’anglais offre malgré tout une fausse familiarité avec le français. On peut convenir avec Patrice Pavis qu’en effet, « la notion anglaise de performance [est] plus large que le terme français ». « Si le terme anglais de performance s’applique à toute action, activité, opération, à tout ce que l’on peut accomplir, le terme français, outre son sens actuel de rendement, d’exploit sportif ou de prouesse commerciale et économique, se limite à ce qu’on nomme en français “la performance” (en anglais : performance art). Il y a donc ici une différence radicale qui rend la comparaison entre l’usage du mot dans les deux langues extrêmement problématique […]. Partons de l’anglais puisque la notion française de “la performance” vient de ce mot français [sic]. » (Patrice Pavis, « Performance », Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, 2014, p. 174-175.) À quoi exactement se limite le terme français s’il s’applique également au sport, à l’économie et désigne plus généralement le rendement ? Pour tout dire, la fausse familiarité entre les termes anglais et français de « performance » s’avère bien embrouillée, par exemple avec l’apparition en français du verbe « performer » (dans les milieux queer, mais aussi plus généralement dans le monde de l’art, à l’université — et ailleurs) qui vient acter un rapprochement. Pour un commentaire sur les difficultés dans la traduction du terme anglais en allemand, voir l’article original.
20 Jon McKenzie est certainement celui qui, à cet égard, va le plus loin. Dans son livre Perform or else, il constate trois paradigmes de la performance : l’efficacité des performances culturelles, organisationnelles et techniques. Voir Jon McKenzie, Perform or Else : From Discipline to Performance, London und New York, Routledge, 2010.
21 Guy Debord, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992.
22 Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans L’Autre journal, n° 1, 1990.
23 Note des traducteurs : On traduit ici das Können, littéralement « le fait de pouvoir », par « savoir-faire ». Cela peut vouloir dire « capacité », « compétence », « savoir », mais aussi, dans le cas des artistes, renvoyer à un « talent ».
24 C’est bien moins le cas dans les arts plastiques, car le savoir-faire artisanal, depuis les avant-gardes du xxe siècle et surtout depuis l’art conceptuel, ne constitue plus le fondement de la création artistique. Cela est particulièrement patent dans la formation proposée par les hautes écoles d’art, où les futurs diplômés ne doivent pas tous apprendre à peindre à l’huile — alors que même l’escrime peut être toujours obligatoire dans les hautes écoles de théâtre.
25 Note des traducteurs : Il s’agit d’une danse folklorique, pratiquée principalement en Autriche et en Bavière.
26 Voir Gerald Siegmund, « What Difference Does it Make ? Or : From Difference to In-Difference: Disabled Theater in the Context of Jérôme Bel's Work », dans S. Umathumund B. Wihstutz (dir.), Disabled Theater, op. cit., p. 13-30.
27 Voir Tobin Siebers, Disability Aesthetics, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2010, p. 4.
28 Ibid., p. 4
29 Voir Tobin Siebers, « Un/sichtbar : Observationen über Behinderung auf der Bühne », p. 21 sq., dans Imanuel Schipper (dir.), Ästhetik versus Authentizität, Berlin, Theater der Zeit, 2012, p. 16-29.
30 Ibid., p. 16. Voir également Carrie Sandahl, « The Tyranny of Neutral : Disability and Actor Training », dans C. Sandahl et Philip Auslander, Bodies in Commotion : Disability and Performance, Ann Arbor, Univ. of Michigan Pr., 2005, p. 255-267.
31 Ibid., p. 262.
32 Christoph Menke, Kraft : Ein Grundbegriff ästhetischer Anthropologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008, p. 113.