Alain Buffard : Sur proposition de Jérôme Bel, Alain Buffard et Xavier Le Roy, également danseurs et chorégraphes, se livrent ici à un nouveau type de duo en échangeant par écrit leur perception et leur analyse sur le travail du chorégraphe. La sollicitation de Jérôme, pour excitante qu'elle soit, s'est révélée être un exercice périlleux. Nous avons choisi, Xavier et moi, afin d'honorer cette demande, la forme d'un dialogue écrit commencé ensemble à Berlin et poursuivi par fax. L'œuvre de Jérôme est complexe et nous nous sentons proches de lui. Ce qui résulte de notre entretien fait appel à des notions implicites dont nous avions déjà discuté. Cette connivence rend la lecture de ce texte un peu ardue. Ce texte s'organise comme une conversation qui s'adresse à un absent. Ce courrier très personnel est délivré tel quel aux lecteurs de Mouvement.
Berlin, le 22 avril 1999
Xavier Le Roy : Les quatre pièces de Jérôme comptent parmi les quelques rares spectacles qui transforment radicalement les possibilités chorégraphiques en proposant une nouvelle perspective, en l'occurrence, des projets de corps enchevêtrés dans une pensée sémiotique de leur présentation et de leur perception. Disons-le plus simplement, ces pièces sont, de toutes celles que j'ai pu voir, parmi les plus importantes de la dernière décennie du XXe siècle. Bon, il est vrai qu'il reste encore huit mois avant l'an 2000.
Les chorégraphies de Jérôme font partie des rares moments durant lesquels j'ai pu voir une pensée se développer sur une scène de théâtre. De son déroulement se dégagent non seulement des moments de réflexion et de sollicitation intellectuelle mais aussi des plages de poésie et d'humour dont la définition donnée par Isabelle Stengers correspond parfaitement au travail de Jérôme : « J'appellerai “humour” toute capacité de se reconnaître soi-même produit de l'histoire dont on cherche à suivre la construction, et ce en un sens où l'humour se distingue d'abord de l'ironie » (1). Qu'en penses-tu, Alain ?
Alain Buffard : Non seulement le travail de Jérôme offre de nouvelles perspectives performatives mais il opère un véritable retour aux questions anthropologiques. Jérôme Bel (vu à Paris, Théâtre de la Bastille, 1996 et Berlin, Sophiensäle, août 1997) traite le corps, la lumière, la musique dans leur pure littéralité, comme un manifeste minimaliste appliqué à la danse. Ce spectacle propose une mise en présence du corps dans sa simplicité et sa fonctionnalité objective. Il déjoue ainsi toute tentative d'interprétation affective de la part du danseur et, par retour, du spectateur. La simplicité tenue du dispositif chorégraphique permet, du coup, une lecture critique de ce qui se joue et déjoue devant nos yeux. Ce qui, me semble-t-il, ouvre de nombreuses possibilités de lecture et fait de cette pièce une sorte d'étendard emblématique des années 90. berlin, le 23 avril 1999
Xavier Le Roy : Si l'on peut effectivement parler de simplicité et de fonctionnalité des actes et de la chorégraphie, leurs souvenirs nourrit ma mémoire dans une complexité d'agencements où le corps est parfois un médiateur entre objets humains ou non humains laissant place à une multitude complexe d'affections (Nom donné par l'auteur, vu à Berlin, Sophiensäle, août 1997), ou bien une surface identitaire à plier et déplier, vider ou emplir, où l'intérieur est à l'extérieur et vice versa (Jérôme Bel, vu à Berlin, Sophiensäle, août 1997). Ce corps, ou cette surface des corps, est aussi sujet à une infinie inscription et réinscription constitutive de tout système de signes (Shirtologie, vu à Berlin, Podewil, août 1998 et Le dernier spectacle vu
à Nüremberg, Taffel Halle, novembre 1998). Il est le support pour des répétitions ou des reproductions se dissolvant dans les interstices, entre apparition, disparition, transformation, pour finalement se prolonger et devenir tout le monde à la fois et personne (s) en même temps (Le dernier spectacle) : présence ? apparition ? disparition ? Ces complexités surgissant de la simplicité pourraient nous inviter à qualifier ce traitement de post-minimaliste. Mais le propre de son projet est d'échapper à l'idée d’appartenir ou/et de vouloir créer un quelconque courant critique ou contestataire. Pourtant les pièces de Jérôme me semblent toujours liées et même naître d'une pensée critique.
Alain Buffard : Si l'on parle de surface identitaire, il faut alors considérer que cette dite surface se déploie et se constitue en une multitude de points. C'est précisément la force de Jérôme Bel, sous l'apparente simplicité d'exposition du processus et du corps à son service, d'agencer tout un réseau associatif qui s'appuie sur ce que Freud appelle le « figural ». Apparaissent alors des images qui n'enferment rien. Au contraire, elles se propagent en une multiplication d'équivalences et de limites. On pourrait dire aussi que les images se plient et se déplient comme pour voiler l'effet de représentation. Pourtant, nous sommes bien dans cette zone-là, celle de la représentation dans un cadre défini, celui du théâtre. C'est du moins le principal lieu d'exploration et de questionnement de Jérôme. L'idée de figurable s'avère d'entrée précieuse pour envisager ses propositions. Le figurable est un travail qui s'organise en strates, ou en plis si tu préfères. Il creuse de la rencontre accidentelle en formant des poches de connaissances nouvelles. Le travail sur l'image, l'image en mouvement, est proche du travail de l'inconscient, en ce sens qu'il laisse apparaître des pans jusqu'alors invisibles. Les corps mis en jeu dans Jérôme Bel et Nom donné par l'auteur (vu à Berlin, Sophiensäle, août 1997) n'ont certes pas le même statut mais ils ont en commun cette volonté d'accomplir une tâche avec une détermination objective qui produit, comme malgré elle, une prolifération de sens.
Berlin, le 27 avril 1999
Xavier Le Roy : Comme tu le dis, cette notion de « figural » est effectivement déterminante et renvoie à la forme de la pièce Le dernier spectacle que l'on pourrait très bien décrire sous la forme d'un papier froissé dont l'écriture qui s'étendait sur toute la surface se trouve ramassée en une boule compacte avec des zones visibles et d'autres invisibles ou bien lisibles et illisibles. Cet exemple est emprunté à Jean-François Lyotard dans Discours/Figure qui l'utilise pour dire comment le rêve - et donc le travail de l'inconscient – est rendu spatial en entrant de force dans le monde des images/objets par l'intermédiaire du langage. Jérôme, d'une certaine façon, applique ce modèle en faisant apparaître, disparaître, dire, entendre ou sentir des « identités » ou « non identités ». Et comme tu le dis en pliant et dépliant ce papier froissé, il crée un « informe » chorégraphique sur lequel apparaissent des parties de textes ou « signes » précisément énoncés et clairement lisibles qui donnent au spectateur la possibilité de laisser travailler leur inconscient dans les parties invisibles et sensibles. Par ces jeux ou ce travail de disparitions discursives Le dernier spectacle se trouve au noyau de la question de l'identité et de la représentation mettant l'« informe » au travail.
Ceci reflète peut-être en partie la méthode que Jérôme a de travailler avec ses interprètes (Frédéric Séguette, Claire Haenni, Antoine Carallo) qui, en plus de nourrir les pièces de leurs minutieuses et parfaites présences sont essentiels dans les dialogues qu'ils apportent pour la réalisation et la perception des pièces.
Depuis notre dernier échange, nous avons tous deux vu ou revu Le dernier spectacle (à Utrecht, Sprindance) et ce qui m'a frappé, c'est comment ma perception est attirée par quelque chose de l'ordre de l'interprétation. En effet, j'ai été surpris. Je pensais que cette pièce pouvait facilement se raconter ou être décrite, un peu comme une énigme (ce qui est une spécificité des pièces de Jérôme). Or connaissant le déroulement de la pièce, je croyais en confirmer ma perception ou bien y trouver d'autres sens. Mais l'interprétation qui est traitée de façon intrinsèque à la pièce venait se superposer à mes souvenirs pour créer un jeu de rebonds entre mémoire et perception qui, lors de cette deuxième vision, faisait apparaître de façon frappante la nécessité de voir et revoir la pièce vivante. En plus des signes et des sens qui me restaient et m'avaient marqué la première fois, j'assistais, ou plutôt je sentais, une autre intensité, une sorte de nouvelle beauté. Ce n'est pas quelque chose qui déforme la pièce, bien au contraire, cela en accentue et multiplie les sens et significations déjà présents lors de la première perception de ce chef d'œuvre. Mais toi qui n'avais pas encore vu cette pièce, qu'en penses-tu?
Alain Buffard : J'ai effectivement vu récemment Le dernier spectacle à Utrecht (Springdance, avril 1999), et je parlerai donc de la passion joyeuse qu'il m'a procuré. Je donnerai un sous-titre La danse des revenants, tant ce spectacle appelle à un travail profond de mémoire de la part des danseurs et de nous-mêmes. Le choix de re-présentation de la pièce de Susanne Linke pour constituer la matrice du spectacle n'est pas le fruit du hasard ou affaire de goût. Il inscrit une empreinte historique gravée dans le corps des danseurs et, du fait de leur parcours artistique, liée à l'expressionnisme allemand. Il écrit et réinscrit l'Histoire à travers tout un réseau d'histoires. J'en profite pour nommer les danseurs : Frédéric Séguette, Claire Haenni et Antonio Carallo et pour saluer leur intelligence, leur qualité de présence essentielle au processus des pièces de Jérôme. Leurs passages successifs composent d'intimes renversements de mémoire où chacun met en acte son désir absolu de danse. Ils apparaissent, disparaissent, ils incarnent l'autre et le chassent, ils jouent, déjouent et se jouent d'eux-mêmes, ils nous permettent un retour constant à l'œuvre tout en creusant les sillons d'une logique chorégraphique qui louche vers le tautologique, où les corps reviennent pour marquer une présence qui se retire et une absence qui est rendue visible.
L'œuvre de Jérôme est d'une facture classique, Le dernier spectacle l'affirme davantage. Il construit ses spectacles selon l'axiome d'unité de temps-espace-action, notion compositionnelle héritée de la tradition théâtrale classique. A partir de là, il élargit le champ performatif de la scène formé par la danse, le chant et le théâtre. Il l'étend au sport ainsi qu'à son propre réseau social relationnel (la fin du spectacle).
Le dernier spectacle joue sur le mimétisme constamment déjoué par l'autre selon une règle du jeu donnée d'avance. Dès la seconde séquence, on comprend le système d'exposition, on attend le déroulement et la résolution finale. La relation d'altération proposée ici s'effectue par appropriation et interprétation des danseurs. Elle agit avec des images adhérentes qui révèlent, par une médiation complexe, un supplément de corps et de sens. La survivance des formes chorégraphiques ouvre des lignes paradoxales où l'analogie des mouvements et des séquences joue contre l'idée du même. La survivance est produite par les formes revenantes. Le temps joue lui de la succession d'après-coups. Il faut attendre le déploiement complet de la structure chorégraphique pour convoquer notre mémoire à ce travail d'après-coups. Durant la pièce, le présent se mélange au passé et inversement, comme si l'Histoire était en train de se faire sous nos yeux. Comme si on participait à la généalogie de l'œuvre, de la danse et de ses histoires multiples.
Les quatre figures utilisées (Bel, Agassi, Hamlet et Linke), supports à la composition, à l'interprétation, à la narration de la pièce, ont au moins un double statut : celui de figure productrice de matériaux performatifs et celui de figure figurable s'actualisant dans un espace-temps qui convoque notre mémoire en un travail qui concerne le futur. Un travail qui invalide toute tentative de hiérarchie des catégories temporelles : passé, présent, futur, et ne s'arrête pas à la durée objective de l'œuvre mais à sa capacité d'ouvrir une « série de séries ».
Le dernier spectacle est un spectacle qui ouvre littéralement les yeux, qui appelle une mémoire revenante, oui, une mémoire qui appelle des revenants et nos propres fantômes. Et puisque tu as inauguré ton intervention avec une citation, je clôturerai la mienne avec L'espace littéraire de Maurice Blanchot : « Le rêve touche à la région où règne la pure ressemblance. Tout y est semblant, chaque figure en est une autre, est semblable à l'autre et encore à une autre, et celle-ci à une autre. On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n'y en a pas : le rêve est le semblable qui renvoie éternellement au semblable.»
(1) Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes
©Alain Buffard & Xavier Le Roy