En ouverture de la saison chorégraphique 2004 - 2005, Brigitte Lefèvre directrice de la Danse, a voulu rendre un vibrant hommage au corps de ballet de l'Opéra de Paris en programmant deux œuvres qui mettent la troupe en vedette, et en confiant une création mondiale au jeune iconoclaste Jérôme Bel, bien connu pour ses spectacles originaux à la limite de la provocation, comme The show must go on qui suscita un beau chahut lors de sa présentation au Théâtre de la Ville.
Pour répondre à la flatteuse invitation de Brigitte Lefèvre, ce jeune auteur contemporain a suivi pendant plus de deux ans les spectacles de l'Opéra, découvrant avec émerveillement un monde qui lui était inconnu jusque là. Fasciné par le travail des danseurs il a décidé de créer un solo pour Véronique Doisneau, Sujet modèle à ses yeux, et parfaitement représentative de ce corps d'élite que peut aujourd'hui admirer Gérard Mortier, directeur de l'Opéra National de Paris depuis le départ de Hugues Gall cet été.
Véronique Doisneau, titre de cette création mondiale programmée entre Etudes de Harald Lander et Glass Pieces de Jérôme Robbins s'inscrit à merveille dans ce cadre et ce contexte. Il faut en effet voir la discipline des danseurs à la barre ou formant des alignements impeccables dans Etudes, pour mieux saisir l'humour et les subtilités du solo de 30 minutes (plus joué que dansé), conçu par Jérôme Bel avec la complicité de son interprète. Micro collé à la joue, sans maquillage et en tenue de répétition, Véronique Doisneau, se présente brièvement « J'ai 41 ans, je suis mère de deux enfants de 5 et 11 ans, et dans un an je serai à la retraite ». D'une voix naturelle et charmante, elle cite les chorégraphes qu'elle aime -Noureev dont la rencontre a été fondamentale pour elle, Petipa, Balanchine, Robbins, Cunningham- ceux qu'elle n'aime pas et les danseuses qui l'ont inspirée : Yvette Chauvirée, Natalia Makarova et Dominique Khalfouni.
Véronique Doisneau révèle également son salaire, et précise avec humour « pour le public qui est placé très loin, on dit que je ressemble à Isabelle Huppert ! ». De toute évidence le texte -concis- a été élaboré par la danseuse en réponse aux questions de Jerôme Bel, et celui ci a sélectionné les réponses en conservant leur authenticité. Jérôme Bel, qui se définit dans le programme comme « concepteur » et non comme chorégraphe, a su habilement faire alterner danse et prose, pour captiver contamment l'attention du public. Son solo est un hommage aux Sujets de l'Opéra, à ces danseuses qui se fondent à l'ensemble de vingt quatre cygnes, wilis ou sylphides, et qui constituent l'élément harmonieux et indispensable à la vie des chefs d'œuvre du répertoire.
Jérôme Bel a parfaitement analysé le rôle et l'esprit d'une danseuse de l'Opéra et nous fait pénétrer dans la pensée même de ces artistes, notamment dans une scène géniale et irrésistible, quand il détache en pleine lumière un de ces cygnes anonymes impeccablement alignés et immobiles, tandis que la musique laisse imaginer le couple vedette dansant l'Adage du second acte du Lac des Cygnes (de Lev Ivanov et non de Marius Petipa) . Véronique Doisneau, prenant la pose et restant figée d'interminables minutes (« C'est tout ce que je déteste faire ! J'ai envie de hurler » avoue-t-elle ) nous fait voir différemment Le Lac des Cygnes, et désormais nous ne pourrons plus regarder ce ballet de la même façon, et sans éprouver une grande admiration pour l'abnégation du corps de ballet, et son respect envers les chorégraphes.
Au cours de cette création Véronique Doisneau danse tout en fredonnant les musiques -exploit encore plus essoufflant- des variations de Giselle de La Bayadère et de Point in Space. Elle confie aussi combien elle aurait aimé jouer certains rôles d'homme, comme Abdéram dans la Raymonda de Noureev, et rend hommage à une danseuse qu'elle aime tout particulièrement : Céline Talon , sujet de l'Opéra comme elle, et qui apparaît soudain pour régaler le public d'un solo de la Giselle de Mats Ek dont elle est une bouleversante interprète.
Le public a réservé un juste triomphe à cette création qui marque l'entrée du marginal Jérôme Bel dans le temple du ballet classique. Véronique Doisneau est une pièce sincère, intelligente et sensible, construite jusqu'au salut final avec un sens inné de l'humour et du théâtre. On ne peux que féliciter l'interprète pour son courage et sa présence magnétique, et la directrice de la danse pour ce choix audacieux dont le résultat a dépassé tous les espoirs.
René Sirvin 30.10.2004