titre : Tombe (2016)
une commande de l'Opéra National de Paris
conception : Jérôme Bel
assistante : Chiara Gallerani
interprètes : Henda Traore et Grégory Gaillard / Sandra Escudé et Sébastien Bertaud / Sylviane Millet et Benjamin Pech
durée : 30 minutes
création : Paris (France) le 5 février 2016, à l'Opéra de Paris, Palais Garnier
production : Opéra National de Paris
R.B. Jérôme Bel reçoit le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles d'Île-de-France - Ministère de la Culture et de la Communication, de l'Institut Français - Ministère des Affaires Etrangères - pour ses tournées à l’étranger et de l'ONDA - Office National de Diffusion Artistique - pour ses tournées en France
site internet : www.jeromebel.fr
Quinze ans après Véronique Doisneau, Jérôme Bel donne à nouveau la parole à des danseurs de l’Opéra de Paris et leur offre la possibilité d’inviter la personne de leur choix, parmi leur entourage, à partager un duo. Dans le sillon de Cour d’honneur, Disabled Theater et plus récemment Gala, Jérôme Bel ouvre la scène à des non-professionnels comme à autant de figures critiques interrogeant les normes scéniques et les conventions de la danse. Le titre de la création, Tombe, annoncé sans texte descriptif, laissait entrevoir un travail sur la chute, sur l’échec à danser et les moyens de le mettre en scène dans ce sanctuaire de la virtuosité qu’est l’Opéra de Paris. Il laissait également deviner un choix résolument ancré dans une esthétique contemporaine qui valoriserait les appuis et le travail au sol contre l’idéal d’élévation de la danse classique. Il n’en fut quasiment rien. Déconstructeur et méta-chorégraphe, Jérôme Bel prend un malin plaisir à déjouer nos anticipations en empruntant les chemins de traverse sur lesquels la danse, délogée de son confort scénique, s’éprouve avec un nouveau regard. Sans rien perdre de son ambition critique, il livre ici une pièce humble, fine et terriblement touchante et dynamite, en pur profane, les codes de l’institution.
Le rideau se lève sur le décor du second acte de Giselle, ballet du répertoire de l’Opéra : le tableau naturaliste d’une forêt ombragée, plongée dans la nuit, une sépulture au premier rang. La présence d’une scénographie, inhabituelle chez Bel, n’en appuie que davantage la dimension artificielle, tout comme la référence à cet opéra, dont le livret décrit un jeu de travestissement et d’échange de rôle social, finit de troubler la distinction entre l’action fictive et la performance réellement accomplie. La tombe occupe bien sûr une place centrale. Par elle, Jérôme Bel, dont l’œuvre est depuis ses débuts hantée par la question de la fin, renoue avec une tension mortifère, une gravité délaissée dans ses dernières créations. Façon d’éprouver la vitalité de l’institution, elle offre en outre un parfait contrepoint à la libre expression des danseurs en signifiant un lieu d’inertie symbolique.
En voix off, sur scène ensuite, le premier duo entame une visite des lieux. Les coulisses, le plateau et la salle sont dépeints à gros traits, stimulant l’imagination du public ou focalisant son attention sur l’architecture du bâtiment. Jérôme Bel en déconstruit rapidement l’économie ordinaire en faisant allumer la salle puis en provoquant, dans une scène proprement spectaculaire, un changement de décor complet en quelques secondes, mettant à nue la mécanique de la représentation théâtrale. Les rappels socio-historiques louent moins l’audace esthétique du lieu (la pompe de Garnier constitue la parfaite antithèse de la sècheresse de Bel) qu’elles ne l’inscrivent dans le contexte d’une domination politique (les ors comme des bijoux dont le public pense s’attribuer la préciosité, le faste comme signe extérieur de décadence, la richesse nationale surexposée par Napoléon III). Avec la fausse candeur qui caractérise ses dialogues, Jérôme Bel offre ainsi l’occasion d’une auto-critique sévère pour le public de l’Opéra comme d’une réévaluation de son rapport au patrimoine, matériel et symbolique.
Le seul moment dansé du premier duo, composé par Henda Traore et Grégory Gaillard, relève pour les plus puristes d’une totale irrévérence. Eclairée par une poursuite, comme une étoile, la danseuse invitée exécute une chorégraphie libre et festive, en un sens indisciplinée, sur un morceau choisi sur son smartphone. Autour d’elle, son partenaire l’accompagne en improvisant quelques pas énergiques, mêlant style classique et danse africaine. Le décalage entre la discipline du lieu et le relâchement des corps qui éprouvent un plaisir nu à danser, ainsi que la collision entre des genres populaire et élitiste les émancipent d’une codification opératique ici ciblée pour sa rigidité.
Le second duo organise la rencontre entre un sujet de l’Opéra de Paris, Sébastien Bertaud, et une cavalière en fauteuil roulant, Sandra Escudé, autour d’une chorégraphie plus académique. La grâce et la fluidité de leur échange, la force esthétique de sa jambe amputée pointant le ciel lors d’un porté convainquent, s’il le fallait, de la légitimité scénique du corps handicapé. Touchante sans être larmoyante, la séquence oppose l’invalidité supposée de cette interprète hors-norme à son invalidation réelle par l’institution.
Le dernier tableau voit le danseur étoile Benjamin Pech rendre un vibrant hommage à sa partenaire, Sylviane Milley, une spectatrice assidue de l’Opéra durant soixante ans, décédée au cours de la période de création. Les images de ses dernières répétitions, diffusées sur grand écran, laissent entrevoir l’application et l’élégance d’une vieille dame qui réalise un dernier rêve, au crépuscule de sa vie. Les bras virils qui la portent, l’embrassent et la font pivoter la rendent plus fragile encore, offrant en partage le souvenir d’un échange hypersensible et généreux. De même que dans Véronique Doisneau, Jérôme Bel mobilise un dispositif affectif plus frontal qu’à son habitude, même si tout en sobriété, au sein duquel le cadre de l’Opéra redouble l’intensité du témoignage posthume.
Avec ce projet en trois temps, Jérôme Bel démontre toute la force plastique de sa conceptualisation. En s’adaptant aux aléas, ici tragiques, de la création, en décidant de la scénographie en fonction d’eux, en alliant enfin la plus pure émotion à l’intention critique, le projet affiche une unité conceptuelle et dramaturgique remarquable. En résonance directe avec l’actualité du lieu (la démission de Benjamin Millepied n’ayant pas réussi à imposer le vent de nouveauté espéré), Tombe se fait en dernière lecture la métaphore d’un lieu institutionnel sacralisé tout autant que sclérosé, critiqué pour son conservatisme et sa rigidité, qui autorise ici néanmoins trois de ses interprètes à de bien singulières profanations.
Florian Gaité, février 2016