RB JEROME BEL
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Roland Huesca, « Danser nu : usage du corps et rhétorique postmoderne », Symposium, Canadian journal of continental philosophy, Vol. 10, n° 2, 2006, 569-586

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Roland Huesca, « Danser nu : usage du corps et rhétorique postmoderne », Symposium, Canadian journal of continental philosophy, Vol. 10, n° 2, 2006, 569-586

Un texte de Roland Huesca à propos de la pièce Jérôme Bel

Années 1990, la danse met la nudité à l’affiche. Sur scène, quelques danseurs dévoilent leur intimité comme une matière à explorer et à soumettre aux représentations du moment. À l’heure où la beauté peine à définir ses marges, ils exposent le cru de la chair. Mise sur la place publique, cette part de l’intime jette le public dans un troublant corps à corps. Selon Jérôme Bel, l’une des figures paradigmatiques de cette mouvance, ces œuvres se veulent "postmodernes." (1)
Postmoderne : quelles significations accorder à cette assertion dont le sens semble se multiplier à l’infini et dont l’acception, en se répandant, engendre des formes nouvelles d’usage et de pensée? En danse, cette figure incarna un positionnement stylistique engendré au milieu des années soixante-dix par l’Amérique de la contestation. Si cette mémoire reste féconde et ses analogies prégnantes, au cours des années quatre-vingt-dix, elle déborde le cadre étroit de son art. Souvent convoqués par les chorégraphes et leurs critiques, Michel Foucault, Roland Barthes, Jean-François Lyotard ou encore Gilles Deleuze guident ainsi de leurs écrits les pas des danseurs. Véritables ressources cognitives disponibles et utilisables à loisir, leurs textes animent et légitiment les œuvres de ces chorégraphes de la marge. Au détour d’un spectacle, un écrit ou une incise offrent aux créations et aux réceptions artistiques un ancrage culturel socialement et solidement construit. Sans induire pour autant un discours de vérité, ces propos cristallisent une éthique (2) minimisant le plus souvent la prégnance des universaux et des idéaux édictés par les récits modernistes. A même la peau, émerge un courant de pensée et d’action reconsidérant les croyances les plus communes. Cependant, forte de son passé, de ses adeptes et de ses valeurs, la modernité résiste. Confrontations et débats se mettent alors à l’affiche.
À partir d’une analytique de la création, nous étudierons la morphologie et les enjeux de ces scènes esthétiques et discursives. Traquant les usages d’une rhétorique postmoderne, il s’agira de montrer comment et pourquoi, dans le milieu chorégraphique français, ces conceptions du monde et de l’art sont devenues à la fois source de création et espace de commentaires. Comment aussi, habillant la nudité de qualités singulières, les discours postmodernes ont travesti la présence immédiate du corps et déjoué les représentations les plus communément admises. Dès lors, l’histoire de ces corporéités ne circonscrit plus uniquement une figure anatomique artistiquement définie, mais devient un espace de détermination heuristique.

 

Territoires deleuziens

 

Ce soir on donne Jérôme Bel , œuvre éponyme de l’artiste. (…) Placée à l’avant-scène, la danseuse s’empoigne sous la poitrine, tire sa peau et la relève sur ses seins. Le danseur la rejoint, attrape l’épiderme de ses testicules, le remonte et masque sa verge… Dans le fragment de cette signification commune où s’effacent les marques de la sexualité, les deux corps entrent en relation … La femme retourne en fond de scène. Lâchant sa prise, l’homme porte sa main à la bouche, la mouille et dirige sa paume vers la cuisse. D’un geste circulaire et rapide, il se frotte les poils, puis retire sa main… Et voilà la zone pileuse transformée en un amas disparate de petites pelotes velues… Juste au-dessus de cette surface, l’artiste pointe un grain de beauté, puis un autre… Obéissant au doigt et à l’œil, la vision du public peine à distinguer le vu du visible. Bien vite, à l’image des pigments mis à l’index, les boules de poils se font nævi… La femme revient, sort de sa bouche un bâton de rouge à lèvre (…) dessine un cercle autour de sa taille, puis un autre autour de sa poitrine, se tourne et amorce, sur le milieu du dos, une verticale partant du trait inférieur. L’homme la retrouve, prend le bâton, et délicatement termine le segment jusqu’à l’autre trait… En un éclair, ce geste transforme les lignes en bustier dont on relève la fermeture, (…)
Voici comment le chorégraphe Alain Buffard commente Jérôme Bel dans la revue Mouvement : "…chaque inscription, chaque marquage, chaque surlignage des corps, dans Jérôme Bel , traduit une valeur propre, autonome, étoilée par des réseaux d’interprétations connexes." (3) Comme son pair, Alain Buffard aime articuler sa pensée en référence à Gilles Deleuze. Sans prétendre à une quelconque exégèse des textes du philosophe, ces deux artistes s’enrichissent de cette pensée complexe, spatialisée au gré des métaphores et faisant la part belle à une esthétique de la sensation. En percevant des "réseaux d’interprétations connexes", le commentaire d’Alain Buffard porte l’empreinte de cette affinité élective. À l’image de l’univers rhizomatique développé par Gilles Deleuze et son ami Félix Guattari, Jérôme Bel met en évidence une coexistence multiple de territoires distincts présentés puis dérobés. Sans cesse, l’artiste se défait des intentions premières, sans cesse, il habille la nudité d’un autre effet. En d’habiles concordances, le corps devient un lieu de passages et de métamorphoses, un carrefour de significations singulières et contiguës, construisant et déconstruisant sans relâche les signifiants proposés.
En prenant pour fil conducteur la trame deleuzienne, un observateur averti peut, à chaque instant, saisir comment l’artiste fait et défait un espace de corps. Devenue lieu commun , la peau relevée sur les marques sexuelles se mue en surface de passagepour faire le lien entre deux instants chorégraphiques, là, la boule de poils devient grain de beauté, plus loin, le trait se transforme en corset. Véritables charniers de signes, chaque surface corporelle s’orne sans cesse des traces d’un référent culturel, puis l’annihile par la mise en présence d’un autre contexte. Inéluctablement, le geste, le mot ou la marque farde le tégument, le déguise à chaque fois d’une autre vérité. Car ici, la nudité ne saurait être vierge de tout artifice. Quittant un territoire pour un autre, et multipliés à l’envi, des territoires corporels apparaissent puis se dérobent. L’équation signe-nudité devient un simple effet de langage, un précipité toujours réinventé de l’ordre sémiotique. A même la peau, ces multiples déconstructions injectent leur relativisme épistémologique et axiologique. Admettant pour trame la conjonction "et… et… et…" (4), chaque espèce d’espace déploie ses ramifications ; "la multiplicité se métamorphose en changeant de nature." (5) A l’image de l’énoncé deleuzien, l’œuvre élabore une dialecion complexe très éloigné des seules expériences perceptives élémentaires. Cependant, Arthur Danto avait lancé sa mise en garde. Pour s’exercer, la fonction rhétorique des œuvres conceptuelles doit offrir aux spectateurs les clés de la compréhension. Dans le cas contraire, "on ne saurait en ressentir la puissance." (6) Conscients du fait, les danseurs inventent parfois des modes de sociabilités originales. Après certaines de leurs pièces, Alain Buffard ou Xavier Le Roy organisent un débat avec la salle. Le temps est à l’échange. Ailleurs, ces mêmes artistes noircirent les colonnes de la revue Mouvement sur et pour Jérôme Bel. Plus tard, Art Press sert de tribune à Jérôme Bel pour évoquer le travail de Xavier le Roy (7) dont l’œuvre Gizselle repose sur le même principe que Jérôme Bel . Amis, spectateurs et membres d’un même clan, ces chorégraphes, et c’est nouveau, opèrent leurs critiques non pas dans des revues spécialisées sur la danse, mais dans des feuilles vouées à l’art contemporain. A la manière "d’une société savante", ils exposent, commentent et expliquent quelques-unes de leurs propositions artistiques. Ici, ce danser nu ne cherche pas "Le" corps dans le corps. Il ne veut pas rendre claires ses significations obscures, mais explore simplement le dépouillé sur lequel s’incarnent des corporéités historiquement déterminées, et, de fait, relatives et contingentes. Et si ces peaux exhibées portent en elles une vérité du corps, elles dénient à chacune d’elles la capacité d’incarner le corps en sa vérité.
Intuitive, liée au corps de façon immanente, la danse restait une pratique de la marge. Longtemps dominée par les autres arts, elle trouve, dans le jeu puissant des mots, l’occasion de convoiter des espaces identiques, de hanter des lieux de discours analogues. En se liant à une rhétorique postmoderne, elle gagne une part de légitimité jusqu'ici, peinture et musique, en tête, la regardaient de haut. De la profusion à la rareté, un rapide coup d’œil sur les étales des librairies confirme la tendance. Prenant le corps pour objet d’étude, ces conceptuels travaillent la distinction.

 

Le « degré zéro de la danse »

 

Jérôme Bel évoque sa pièce: "Je n’ai retenu, spécialement au début, que les éléments minimums d’un spectacle de danse: la lumière, la musique et les corps… Nous sommes partis de zéro: la nudité. (…) Nous sommes entrés dans le corps plutôt que d’aller vers un mouvement de corps dans l’espace." (8) L’attitude de l’ancien assistant de Philippe Decouflé pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Albertville détonne dans le milieu. Qu’évoque ce zéro, et pourquoi à ce moment, vouloir "entrer" dans le corps? L’affaire mérite un détour.
Janvier 1992, deux milliards de téléspectateurs découvrent les attraits d’une danse contemporaine jusque-là réservée aux initiés. Dans la froidure d’un hiver olympien, le public s’enflamme pour ces compositions visuelles mêlant chorégraphie, cirque, théâtre et commedia dell’arte. Les costumes-objets de Philippe Guillotel détournent les corps dansants de leurs usages ou en magnifient les performances. Ici, pris dans une jambe-socle, un danseur explore à loisir toutes les dimensions de l’espace avec son buste, là, entre deux élastiques, d’autres s’envolent dans les airs. Profitant de cet élan, France 2 commande au chorégraphe une série de clips pour encadrer ses flashs publicitaires. Ludique, virtuose, pleine d’humour et accessible au plus grand nombre, cette danse portait à son acmé une évolution institutionnelle et médiatique déjà bien amorcée par la "Nouvelle danse française" née à la fin des soixante-dix. Cette reconnaissance obtenue, le paysage chorégraphique se recompose peu à peu. Et déjà, dans l’intrigue du corps, certains artistes mettent en crise les pratiques chorégraphiques du moment.
A l’image de ses pairs (9), Jérôme Bel repense d’emblée la question du corporel, de ses valeurs esthétiques et sociales. Passionné par les écrits de Roland Barthes, il part en quête d’une "écriture blanche." Avec lui, la graphie des corps se glisse dans l’intertexte. Le Maître voulait dépasser la littérature "en se confiant à une sorte de langue basique, éloignée aussi des langages vivants et du langage littéraire proprement dit" (10) ; le danseur fait siennes ces assertions, mais remplace littérature et littéraire par danse et chorégraphique. Confiant en son inspiration créatrice, il renvoie en coulisse la profusion d’effets spectaculaires, ou encore les attitudes jubilatoires sorties des années quatre-vingt. A ce moment, "le degré zéro", c’est l’évidence du corps nu, ni plus, ni moins. Cependant, au cœur de cette démarche, cette quête à chaque fois, se dérobe: "Je me dis on part de zéro et on va faire 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; et on fait –1 ; –2 ; –3 ; –4." (11) Au final : qu’est-ce que la corps en sa nudité? Où commence-t-il ? Où finit-il? Où a-t-il lieu? N’existe-t-il pas avant tout en tant que mystère? Pour le découvrir, on se touche, on se prend en bouche, on se rougit sous la frappe insistante d’une main, on étire la peau ou encore, on s’envisage sous la visée du regard. Grain de beauté, plis, poils, bave, urine, surface, souffle, bourrelet, quitte à rendre le public mal à l’aise, le chorégraphe déploie sa recherche, explore l’intime, scrute le détail, localise les lieux du corps dans un fragment d’expérience. Mais jusqu’où gratter, pointer, frotter, tirer, …? Élastique, rugueuse, saturée d’orifices la peau ne s’arrête pas. Au gré de l’inventaire des plis, des masses et des recoins, la recherche fait du degré zéro un chemin, non une fin.
Jérôme Bel met en scène la corporéité comme un effet de langage, labile, hybride et casuel. Singulier, cet usage dénonce le caractère illusoire d’un accès univoque à la vérité. Dans cette œuvre, le corps devient un insaisissable chargé de zones d’ombre soustraites à toutes formes d’idéalisme. Jean-François Lyotard avait lancé sa mise en garde: "Le corps est passible parce qu’il a des portes et qu’elles sont ouvertes. Par toutes les portes entre la même nouvelle, toujours la même – qu’il n’est pas ce qu’il est, qu’il n’est rien sans l’affection, qui pourtant lui annonce qu’il n’est rien."(12) Le corps, cette entité pénétrable au visible et sans cesse visitée, ne se laisse ici réduire à un concept défini et identifié par les qualités d’unicité dont les croyances l’affublaient jusque-là. Présence immédiate pourtant chargée d’énigmes, il existe par l’éventualité des imprégnations sociales et affectives qui le désignent. En lui, le sujet se construit, en lui aussi il se défait et se perd pour se révéler autrement dans la singularité d’un événement où triomphent les contingences et où, parfois, se brisent les continuités historiques.
L’analyse du donné chorégraphique avait déjà circonscrit les problèmes relatifs à ces « fantasmagories de la corporéité spectaculaire (13) ». A la fin des années soixante-dix, le philosophe Michel Bernard réfutait l’idée d’un corps lié à une essence universelle, permanente, une et autonome en montrant comment le donné chorégraphique permettait, de façon exemplaire, de déconstruire la réalité ontologique prêtée au soma par la tradition occidentale. D’un même élan, la corporéité tendait à se muer en une fiction éphémère pouvant aller jusqu’à ôter au danseur les dimensions métaphysiques de son humanité. Trente ans plus tard, ces nudités exposées placent ces réflexions au centre de la scène. A même la peau, l’objet du discours devient un sujet de création mettant en crise les fondements du corps et de la danse. Au bout du regard, l’écriture chorégraphique veut rendre visible l’immanence de sa présence; elle cherche à en montrer le caractère fragile, et faire de cette fragilité la condition même de son existence.


Foucault, la marge et le genre


Jérôme Bel joue de l’ambiguïté: « Il y a cette scène où elle met ses cheveux sur sa tête et il devient femme, ensuite, elle place sa chevelure sous ses aisselles et ça le virilise. » (14) Où se trouve en nous la limite de l’Autre sexe ? Bien sûr, façonné par les pratiques de corps ne négligeant ni la grâce, ni l’arrondi, ni le fluide, le danseur reste cet être jouant volontiers de la part de féminin lové en lui. Mais ce qui, jusque-là, visait l’excellence d’un travail corporel affiné sans relâche dans l’ascèse solitaire d’un studio, gagne à présent le haut de l’affiche.
Ce brouillage des codes culbute la norme pour mieux interroger les recoins d’une peau, pensée familière, mais dont les zones d’ombre nous hantent. Posant la question de la marge, le référent identitaire se déleste de son statut de "donné" pour devenir un problème à reposer sans cesse. Suis-je un homme ou une femme? Où se trouve en nous, la limite de l’Autre sexe? Et qu’en est-il de cette frontière? Sur scène, l’identité sexuelle ne s’affiche plus au regard d’un essentialisme ou d’un naturalisme, mais pose en premier la question du genre. Homme, femme, à même la marge, une appartenance est en jeu, hautement historicisée et socialisée. Devenus perméables en leurs frontières, les éléments constitutifs de la sexualité ne peuvent plus se cristalliser en des significations monolithiques. Reniant la logique du référent, l’ambiguïté ébranle les fatalités biologiques et anatomiques traditionnellement liées au sexe. Naviguant en ces eaux troubles, ces figures énigmatiques invitent à repenser les marges de la différence comme un aspect essentiel de la construction de chacun. Et plus encore, à porter ces limites au centre de la réflexion.
En commutant les signes, l’œuvre entame une herméneutique de la frange contrariant les effets de la domination. Dans cette instabilité relative, les normes rassurantes d’une différence stricte entre les sexes perdent de leur superbe. En toile de fond, la pensée de Michel Foucault. Le Foucault homosexuel, penseur de l’homosexualité (15) ayant marqué de ses propos sur la question les milieux intellectuels et artistiques anglo-saxons ; l’exégète des systèmes de représentation binaires du monde renforçant, selon lui, les pouvoirs normatifs et pérennisant une morale oppressive du pouvoir mâle. Sans grande audience en France, ses écrits sur la question gay ont trouvé un écho favorable dans le monde anglo-saxon. Cultural studies ou Genders studies en ont exploré et développé les concepts, souvent repris ou partagé par le champ artistique. Séjournant régulièrement aux États-Unis, berceau de la danse contemporaine, ou ayant une grande proximité avec l’art le plus actuel de ce pays, bon nombre de danseurs français s’enrichissent de cette conception du monde aux racines européennes. Être de la marge, ils font de la limite un sujet de débat esthético-politique où se jouent des "effets de pouvoir." Le phénomène opère d’autant mieux que la rhétorique postmoderne a souvent aimé se déclarer en faveur des marginaux et des silencieux. Paris New York et retour. Sur les traces de cette géo-esthétique singulière, la critique du pouvoir trouve ses lieux, tisse ses liens et dynamise les créations d’artistes.
Faisant l’apologie de la marge, ces « déconstructions » ont acquis, depuis trente ans, un statut épistémologique également exploré par le discours philosophique et historique. Magnifiant le statut ambigu des choses, elles ont mis en tension, sans les anéantir pour autant, les préjugés monolithiques des postulats visant l’univocité du sens. Déjouant les systèmes de représentations binaires du monde liées aux pouvoirs normatifs, elles se sont attaquées aux suprématies idéalistes des rationalismes homogénéisants. Repensant le statut de la limite, leur travail s’est soustrait à l’autorité de la parole univoque. Contemporain à la déflation des idéologies et des transcendances, ce regard neuf a peu à peu gagné en légitimité au cours du XXe siècle. Dans un réel sans pensée, sans Vérité, sans Dieu et toujours plus soumis à la dispersion, il s’agissait de s’instruire, aussi, de ce qui semblait n’être qu’un reste, un avatar de l’extériorité.
Cette façon de concevoir le monde n’est pas isolée. L’art contemporain excelle dans la mise en scène de l’aspect nomade des configurations sexuelles. En 1995, l’exposition "Fémininmasculin : Le sexe de l’art" tenue à Beaubourg témoignait d’une pensée associant volontiers le monde labile de la sexualité à la nature même du champ artistique. Au fil des œuvres, le public pouvait percevoir comment les artistes avaient exploré les territoires du corps pour en visiter les dualités partagées : ici, Jeanne Dunning, 1988, cadrant des visages de femmes ornés d’une fine moustache, là, Jana Sterbak, 1993, photographiant un buste féminin recouvert d’un simple T-Shirt transparent dévoilant une poitrine aux seins bien galbés ; cependant, pareil à une toison d’homme, des poils ornaient l’étoffe diaphane. En un même paradigme, la cohabitation des deux sexes. Selon Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, commissaires de l’exposition, les artistes de la jeune génération – dans la lignée de Marcel Duchamp – se montrent très sensibles à cette manière de déstabiliser les polarités traditionnelles du masculin et du féminin (16). Ils aiment présenter l’aspect fictif de cette nature arrêtée de l’identité sexuelle. Sans cesse, l’art contemporain a aimé travailler à l’effondrement de la structure familière des oppositions théoriques. Dévaluant les oppositions les plus classiques, forme/matière, être/paraître, masculin/féminin, …, il impose une autre vision du monde et, du même trait, montrent combien le sexe, loin de n’être qu’un simple motif, se glisse au sein du processus créateur lui-même pour faire l’éloge de la porosité.

 

Le vide et le plein

 

Dépouillant sans cesse son œuvre, Jérôme Bel orchestre les tonalités du disparaître: "En fait, je cherchais quelque chose comme la perte, et cette perte régénérait autre chose. Je me rappelle à l’époque j’avais le crayon et la gomme, (…) Je sentais qu’il y avait vraiment un pouvoir énorme de créer quelque chose d’autre avec l’effacement." (17) Qu’on en juge ! Les interprètes entrent sur le plateau, écrivent des mots sur le fond de scène. Après avoir écrit Stravinsky Igor, une danseuse entonne Le Sacre du printemps . Menant la danse, le verbe affiche des choses, décline des identités, induit des comportements. Et déjà, l’emprise du signe annihile la présence "naturelle" du corps. Noms, prénoms, âge, numéro de carte bancaire, montant de compte en banque,…, sur scène, l’écrit objective chaque individualité. Dans la deuxième moitié de la pièce, les artistes effacent tout ou partie des inscriptions. Ni transformations, ni mutations, juste des translations d’où émergent d’autres niveaux d’existence. Démiurge du vide, le moins engendre la figure de l’Autre. Dans le jeu subtil du gommage, STRAVINSKY IGOR devient ST---IN--- -G--. Sans bémol, Le Sacre du printemps fait place à Englishman in New York . Préparant sa sortie, SEGUETTE FRÉDÉRIC supprime quelques lettres de son patronyme et laisse sa place à un ------------ÉRIC se sentant obligé d’investir le lieu. Un peu plus tard, comme son acolyte, CLAIRE HAENNI, après s’être vidée de son urine, efface son nom avec le liquide répandu au sol, puis quitte la scène… Naître et dénaître, voilà le programme. Née d’une disparition, la présence dévoilée offre un autre réel, lui aussi bientôt annihilé.
Disparaître, le choix n’est pas nouveau. Dans le film chorégraphique The Red Shoes (18), la danse de l’Étoile, morte accidentellement, fut suggérée dans son intégralité. Au milieu des danseurs, une poursuite donna corps aux ébats présumés de la belle. Interprétation fantomatique où l’hommage rendu travaillait la mémoire. Cependant, sauf pour les êtres disparus, l’Occident concevait mal le corps autrement que représenté. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, ce présupposé va perdre son exclusivité. Contrariant le primat de la présence, d’autres voies apparaissent, dynamisant le moment. Dès 1969, dans son ouvrage La Disparition, Georges Perec, toujours avide de relever les défis formels et aimant mettre en cause le fonctionnement de la société, en transcrivait l’usage. Plus de trois cents pages écrites sans la lettre "e," la plus commune de la langue française, faisaient le constat de la puissance créatrice de l’effacement. Avec patience, l’essai répudiait le fétichisme de la présence sur lequel l’art s’était, jusqu’ici, construit. Néanmoins, le vide appelant le plein, sans y toucher, ce lipogramme en "e" donnait à cette voyelle la première place. En ses moments les plus contemporains, l’art de la seconde moitié du vingtième siècle généralise ce trait pour mieux rejeter les représentations de la surfiguration et les débauches de profusions. Dans son ouvrage, Paul Ardenne en a décrit l’essentiel: le disparaître comme mode de création n’est pas seulement été l’écho de l’apparaître, son double-maudit, "il (est) aussi le résultat d’une situation de satiété, un écœurement devant le trop-plein figuratif…" (19) Bouleversant les usages, ces mises en scène de l’absence tentent d’infléchir la problématique esthétique dominante s’efforçant, jusque-là, de "présenter l’imprésentable" en cherchant l’évocation d’un idéal situé au-delà de la matière.
L’histoire des arts du XXe siècle a vu émerger cette désacralisation de l’aspect sensible de ses objets. Inquiétant l’idée esthétique chère à Kant, alliant savoir-faire technique et génie de l’artiste, ce bouleversement a singularisé une période démontrant "qu’il n’était même pas indispensable qu’une chose fût un objet visuel palpable pour être de l’art visuel." (20) Témoignant d’une évolution dans la façon d’appréhender le réel, l’esthétique de la disparition porte à terme ce dessein. Désormais, les attraits de l’art ne nichent plus uniquement dans les propriétés esthétiques de ses objets. Valorisant le processus créateur, ou encore les effets de contexte, le geste artistique déborde le cadre étroit du seul domaine esthétique. Jouant la carte de la critique, il embarrasse les attentes d’une époque où règne chaque jour un peu plus l’addition, l’accumulation, le surenchérissement accompagnant les jours. Liée aux plaisirs des masses, la profusion a engendré le besoin. Sans relâche, on cherche à écarter les temps morts, à mettre à distance le vide, et déjà l’époque célèbre le règne de l’individu "overbooké." Et Jean Baudrillard de conclure: "c’est ce que nous avons désappris de la modernité: que c’est la soustraction qui donne la force, que de l’absence naît la puissance." (21) En travaillant à l’effacement, les postures artistiques de la fin du XXe siècle cherchent à insuffler un air nouveau au cœur d’un Occident de plus en plus asthmatique. Travaillant le vide, elles font émerger le paradoxe suivant: ajoutant sans cesse à ce qui est, la société ne réduit pas l’angoisse d’exister, car le trop-plein fragilise le plein, le rend quasi insignifiant à force d’être là.

 

Contestations et "décept"

 

Dans les colonnes d’ Art Press , Laurent Goumarre qualifie Jérôme Bel de "pièce déceptive." (22) Selon lui, cette œuvre s’impose comme "(…) le souvenir pacifié des débordements des performers des années 60-70." Sous les mots, deux références: l’une européenne, celle de "l’Art corporel", l’autre américaine, incarnée par la "Post-modern dance" et le "Body art." Cependant, quel rapport existe-t-il entre ce décept des années quatre-vingt-dix et cette réminiscence de vingt ans son aînée?
Au cœur des sixties, une génération, celle du baby-boom , conteste les pouvoirs en place. Étudiante ou artiste, une frange de la jeunesse américaine veut rompre avec les conservatismes du moment et s’affranchir des idéologies répressives. Les danseurs regroupés autour d’Yvonne Rainer ou de Steve Paxton à la Judson Church Mémorial , mais aussi les adeptes du Body art, posent les bases d’une critique radicale de l’establishment et d’une vision du corps unique et normée. Fustigeant le pouvoir jugé tyrannique des normes et des institutions, l’esprit hippie règne sur cette communauté. Techniques corporelles, lieux de spectacle ou encore savoir-faire chorégraphique cherchent de nouvelles expressions avec pour mots d’ordre: libération, contestation, révolution sexuelle. Dans ce contexte effervescent et débridé, la nudité, alors symbole de liberté et de naturel, sert de poche de contestation. Moins historicisés que la vieille Europe, moins liés aux idéologies politiques, les États-Unis, sur fond de radicalisme hédoniste et narcissique, proposent leur contre-culture.
À la même période, l’Europe artistique de la contestation, volontiers libertaire et freudomarxiste, adopte d’emblée des causes sociologiques et politiques, avec pour dessein de changer la société en récusant un ordre bourgeois jugé monolithique, hégémonique et répressif. Malmenés, dénudés ou parodiés, les corps entrent en scène pour dénoncer les "tares sociales ou les règles morales désuètes." (23) Retraçant chaque événement, la revue ArTidudes s’érige en plate-forme de discussion. Dans la lignée des mouvements de soixante-huit, les auteurs pourfendent, d’un style acerbe, l’ordre établi: l’art corporel se veut "violence, révolte, provocation." Michel Journiac, un des fers de lance de ce mouvement, en dresse les préceptes: "… toute tentative créatrice est critique, (…) elle est celle qui dit NON, …" (24) Avec pour gage d’authenticité et de sérieux, le désir ou la mortification, ces corps nus portent les atours d’un combat existentiel à mener contre une société jugée répressive. Dans ces moments les plus radicaux, les apports de Theodor W. Adorno exprimèrent cette cause. Dès 1970, le philosophe jette les bases d’une esthétique de la négativité. Dans sa critique du social, il dénonce l’ordre "bourgeois" en place et réprouve le progrès de l’humanité, non pour en contester le bien-fondé, mais pour en déjuger les coutumes de domination et d’exploitation. À terme, naît l’espoir de voir émerger un autre type de communauté. Cependant, avec la chute du mur de Berlin, l’épisode de ces utopies se termine. Perdant leur goût pour le didactisme et l’autoritarisme d’autrefois, les stratégies se transforment. La culture de la contestation s’amenuise, et l’artiste d’avant-garde quitte son rôle de prophète social ou de provocateur. Après l’épisode de ces nudités contestataires, voici venu le temps des mises à distance critiques.
De la contestation à la déception, l’histoire opère ses mutations. Sans grandes idéologies à déchoir et sans formule à déclamer, la posture critique des artistes se fait plus diffuse, plus silencieuse. L’artiste "impliqué social" étire, sans bruit et sans slogan, ses mises à distance au cœur même de ses œuvres. L’heure est au décept. En une plume très kantienne, Rainer Rochlitz a stigmatisé ce changement: "après avoir tenté, en vain, d’agir sur la réalité sociale dans le sens de l’utopie moderniste, l’artiste punit en quelque sorte le public de son insensibilité, en le décevant." (25) Pour ce philosophe, les artistes du décept se fourvoient, car, dans leur tâche ultime, ils devraient avant tout mettre leur subjectivité au service de la compréhension d’un universel plus vaste. Dans le même temps, les défenseurs de l’art contemporain jouent une tout autre partition. Le thème? Redéfinir le statut du spectateur en s’émancipant des critères de jugement fourni par la tradition et ses avatars modernistes: culte de la nouveauté, de l’originalité et de la belle forme. La clé ? Ne pas répondre aux attentes et faire de cette inadéquation le centre d’une expérience esthétique résolument neuve, d’un partage entre créateur et spectateur. Chantre du décept, Laurent Goumarre, perçoit en l’œuvre déceptive, en ses manques et fragilités, l’espoir de renouveler les interactions entre le public et son parterre. (26) Au creux de cette nouvelle utopie, le désir naît d’expérimenter les principes d’une culture démocratique envisagée, non sur un plan général vantant l’hégémonie du goût et le plaisir conformiste des masses, mais sur la base d’une micro-expérience singulière vécue dans l’instant de la présentation d’une œuvre.
Bien ancré dans l’immanent et le particulier, le décept déjoue la prégnance des sources transcendantes de l’art, de ses canons de formes et de contenus. Il se défait des expériences du monde aimant intégrer la position ontologique de l’homme en une totalité. Ces tentatives ont leurs revers. Devant ce désir quasi olympien de rejeter les quêtes idéelles et de décevoir les mouvements de l’âme, la désillusion d’une partie des spectateurs qui s’attendait à plus gagne parfois le haut de l’affiche: "J’ai beaucoup de problèmes avec le public. Pour Jérôme Bel il arrive, maintenant, que les gens ne quittent pas la salle, mais c’est exceptionnel."(27) Cependant, si au début du XXe les spectateurs s’enflamment, conspuent ou acclament les avant-gardes esthétiques, ils restent dans le lieu, du moins, c’est ce que relatent les chroniques du moment. Un siècle plus tard, on déserte parfois poliment le lieu. Ce passage de la participation véhémente à la désertion silencieuse révèle une évolution dans l’économie des passions. Dans la culture moderne de la contestation, l’art était porteur d’idéaux formels, même si parfois ces derniers étaient contestés par des avant-gardes esthétiques désireuses d’en proposer de nouveaux. D’où les joutes entre les tenants de ces différents systèmes de référence. Cependant, le public cultivé, désireux d’entrevoir les modalités d’un ailleurs promis ou espéré, ne dédaignait pas de chercher les règles d’une œuvre, aussi ésotérique fût-elle, puisque l’art se trouvait rapporté à une transcendance. Sapant cette assise, l’art contemporain déçoit cette espérance. Aussi, une partie du public ne s’y retrouve plus, car elle ne trouve plus dans l’œuvre la possibilité de s’identifier à un idéal, ni même de l’espérer. Et lorsqu’au détour d’un spectacle, les attentes les plus communes peinent à définir leurs marges, lorsque le jugement ne se réfère plus à un cadre esthétique précis et englobant, lorsque tout semble possible, le système de référence devint abstrait, comme impalpable. Sans a priori sur lesquels se positionner, sans critère défini pour soutenir une position, pas de face à face. Reste le détournement. Thierry de Duve a montré comment cette évolution était passée par la dévaluation du précieux, du fini, du noble et de toutes les valeurs qui assignaient à l’art une fonction précise dans les dispositifs de la modernité. Comment aussi, elle avait cristallisé la montée de nouvelles valeurs, ou antivaleurs, égalitaires souvent marquées dans la conscience bourgeoise du sceau du vulgaire, de l’inachevé, voire de l’ignoble.(28) Dans le dédale de ces transformations, l’histoire des arts opère ses mutations. Peu à peu, elle transforme le questionnement sur le Beau par le souci de comprendre: qu’est-ce qui est de l’art?

 

Le sens de la banalité

 

En affirmant: "Je réactive du sens à partir du banal," (29) Jérôme Bel semble provoquer le public, car aller à une soirée, c’est aussi, pour les spectateurs, vivre un moment extra-ordinaire. Jusque-là, l’espace chorégraphique avait laissé peu de place aux longueurs, aux temps morts, aux moments vides. Vécu comme source d’insatisfactions par la critique et le public, l’insignifiance restait volontiers dans les loges. Dans la jubilation des corps dansant, les états affectifs de l’assistance se transformaient et se métamorphosaient. Un artiste s'envolait et le temps s’arrêtait. D’un même élan, la fiction théâtrale prévenait des affres de la réalité. A chaque pas, l'émoi troublait les sens dans la ferveur d’une soirée. Vécue dans le partage, une émotion collective envahissait le parterre procurant à l’ordinaire un peu de ses joies. Qui s’en plaindrait? Et voilà un artiste conviant son public à visiter les contrées de la banalité. Car au fond, tirer sa peau, frotter ses poils, uriner, tout cela est bien commun. Cependant, au risque de décevoir les enchantés de la sensation, cet adepte de la banalité trouble les grilles de perception les plus usuelles pour éveiller de nouveaux imaginaires. Déjouant la validité du familier, il transforme l’effet premier du sens pour en montrer l’arbitraire. A même la peau, l’intelligible excède le sensible pour mettre en réseau les faits et gestes de la banalité, car, sur les tréteaux, ces nudités exposées fabriquent des états de corps proches de l’usuel, mais suffisamment dissemblant pour faire apparaître un autre réel.
Proposant une nouvelle visibilité sur ce que l’habitude empêche de voir, Jérôme Bel, bien ancré dans sa démarche cognitive, apostrophe les attentes. Sa mise en scène des corps, propose des façons inédites de percevoir le quotidien comme pour mieux en monter la facticité. En ces curieuses alchimies artistiques, la transmutation du banal devient l’occasion de contrarier les lieux codés de la conformité. Au cours du XXe siècle, cet usage a marqué les espaces artistiques. Depuis les Ready made de Marcel Duchamp, la recherche d’une "transfiguration du banal," (30) a déplacé les enjeux de l’art en ne centrant plus son esthétique sur les propriétés matérielles ou perceptibles de l’œuvre, mais sur l’intentionnalité du processus créateur. Peu à peu, le désir naquit de tracasser le regard, de déjouer l’ordre des évidences, de le reconfigurer dans l’espoir de faire apparaître un autre réel. Tout un rapport à la lecture de l’image s’insinue dans cette conception du paraître. Georges Didi-Huberman en a dit l’essentiel: "Lorsque le travail du symbolique parvient à tisser cette trame tout à coup ‘singulière’ à partir d’un objet visible, d’une part il le fait littéralement ‘apparaître’ comme un événement unique, d’autre part il le transforme littéralement: car il inquiète la stabilité même de son aspect (…)" (31) Ces expériences de l’art déjouent les visions du monde rassurantes et optimistes et proposent d’élargir nos connaissances sur les choses. En leur éloge du quotidien, elles ne révèlent aucun pathos lié à la fin de l’art, mais dévoilent simplement le sentiment d’une rupture dans la façon de le vivre, de le concevoir et de l’administrer. Avec la fin des grandes transcendances, une évidence a gagné le haut de l’affiche, la parousie n’aura pas eu lieu. Désormais, l’Occident vit à l’enseigne de ce désenchantement. Aussi, dans un monde pensé sans dieux et sans grandes transcendances, cet ancrage sur la banalité s’invente de nouvelles utopies. Il cherche en chaque réalité de nouvelles potentialités, non encore explorées, mais pouvant nous libérer de la prison des évidences. Empruntes de nihilisme, ces approches recèlent une forme ironique, mélancolique et savante de l’espérance. Dans cette forme profane d’existence, le salut n’est pas au bout du chemin ; il est le chemin. Dans la lignée de ces approches, Anne Cauquelin (32) a montré comment, dès la fin du XXe siècle, les bonheurs apportés par l’art ne font plus traverser les apparences, comment ils ne se destinent plus à révéler la racine autrement inaccessible de la vie, et comment, enfin, ils n’ouvrent plus à aucune autre réalité que la nôtre. Selon Paul Virilio, cette attitude envers la banalité veut simplement mettre à distance les cultures nous exilant de nous-mêmes et des autres, avec, à terme, une vision du monde identifiant une perte de sens qui n’est pas seulement "une sieste de la conscience, mais un déclin de l’existence." (33) Dès lors, fortes de ses allégories et de ses métaphores, ces tentatives artistiques, flattant les apports d’un individualisme existentiel et critique bien soutenu par l’institution artistique, confèrent à ces œuvres de la banalité un intérêt singulier.
Cependant, à l’intérieur même du champ discursif, d’autres voix se sont élevées pour sanctionner ces visions du monde et ces propositions artistiques. En une plume nihiliste, Cornelius Castoriadis s’en est fait le chantre: à partir de l’âge du conformisme généralisé, la culture postmoderne a proposé un paysage déserté par la valeur et les fins. La mise en avant de l’individualisme n'est qu'une forme vide déployée au cœur d’un univers pseudodémocratique. Un indicateur? L’insignifiance croissante dans le champ culturel avec pour corollaire, "la montée de l’éclectisme, (…), la perte de l’objet et la perte du sens, allant de pair avec l’abandon de la recherche de la forme, (…)" (34) Sous ce trait, ennui et banalité demeurent les sanctuaires de l’insignifiance. Ces valeurs présenteraient un espace normativement plat où les catégories historiques, sociales et esthétiques, véritablement laminées, auraient perdu de leur puissance émancipatrice et critique. L’art contemporain entre en crise. D’un côté, les hérauts de la beauté, de l’autre, les adeptes de pratiques voulant mettre en avant la labilité des régimes de croyances les plus normatifs. Ici et là, des visions du monde différentes légitimées par des ancrages culturels distincts et des savoirs affirmés. Dans le théâtre de ces antagonismes, les exigences d’absolus esthétiques des uns deviennent des nécessités relatives pour les autres. D’un nihilisme à l’autre, émergent deux conceptions différentes de l’art et de son fonctionnement : la première faisant la part belle à la valeur de l’objet et à un jugement du goût pérennisé par les idéaux canoniques, la seconde accordant, par le jeu du concept, le primat au sujet (35) et à ses mises en crise du monde. Car ici, la crise, comme Krisis , n’est pas seulement perte ou absence de sens, elle reste aussi ce moment paroxystique d’où émergent des décisions vitales pour une société donnée. La nôtre.

 

Conclusion

 

Loin d’un classicisme faisant du "Nu" une incarnation du beau, ces mises en jeu du corps n’ont plus cherché un au-delà du sensible ; elles ont inscrit, à même la peau, la trace d’une humanité alors perçue fragile. Véritable déjà-là du danseur, ces corps dénudés ont déconstruit les évidences en proposant d’autres clés d’intelligibilité. Confrontant un territoire à ses marges, la quête de vérité à la richesse de l’énigme, le culte du plein à l’éloge du vide, l’absolu de beauté à la puissance du relatif, la matérialité de l’objet aux stratégies cognitives du sujet, elles ont déjoué, à leur échelle, les systèmes de pensée les plus ancrés dans le passé. Peu à peu, le désenchantement de nos sociétés s’est inscrit au creux des corps. Esthétiques, moraux ou intellectuels, des idéaux finalisaient jusque-là les savoirs et les savoir-faire. Point de convergences potentielles, ils donnaient sens à l’histoire. Par un phénomène de résonance négative, le moment "postmoderne" a mis en crise ces imaginaires sociaux, leurs normes, leurs valeurs et leurs repères. Transformant vérité, objectivité et universalité en notions illusoires, il a imposé à l’époque deux types de relativisme: l’un épistémologique, rendant illusoires les notions de vérité, d’objectivité et d’universalité, l’autre axiologique, déjouant la pertinence des croyances normatives.
Cependant, si une compatibilité s’est amorcée entre le discours chorégraphique et une rhétorique postmoderne, et si des climats émotionnels et moraux ont nimbé le dépouillé de ces corps, ces chorégraphes ne se sont pas bornés à appliquer une vue de l’esprit; dans leurs œuvres ils ont sélectionné, intériorisé, modifié et bien sûr incorporé ces énoncés, parfois même inconsciemment. Car intrinsèquement, l’entrée en scène de ces savoirs, même diffus, lacunaires ou implicites, s’est avant tout offerte comme une interprétation socialement réglée. Évacuant le corps de ces contextes traditionnels, elle a opéré une déconstruction de ce "déjà-là" imaginé le plus souvent comme inéluctable. Du même geste, elle a injecté de la réversibilité dans les usages et les pensées.
Il faut dire que, dans les dédales du vingtième siècle, le corps s’était peu à peu ennobli. Depuis Nietzsche, et au moins jusqu’à Deleuze, discours et pratiques le parèrent de vertus singulières. La perte de croyance en la toute-puissance de la raison et du progrès avait ouvert une brèche. Critiquant le logos et faisant du rationalisme hérité des Lumières une cible privilégiée, les diverses « déconstructions » s’y engouffrèrent. Du même geste, le corps devint un lieu de perception du monde d’où les intuitions devaient permettre à une raison agile de prendre un souffle nouveau. Donnant la part belle au soma et à la sensation, cette attitude a transformé le corps en une véritable réserve de sens, et en fait un mode d’accès privilégié pour transmuter les valeurs de la société. En creux, niche l’espoir de voir émerger de nouvelles significations sociales d’où, à même la chair, s’arracherait un nouveau dire sur les choses.

 

 

(1) Jérôme Bel, « Qu’ils crèvent les artistes », in Art Press, Medium Danse , Spécial n° 23, 2002, p. 92-98.
(2) Une conception du monde au sens de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme , 1904-1905, Paris, Plon, 1964.
(3) Xavier le Roy, Alain Buffard, « Dialogue sur et pour Jérôme Bel », in Mouvement , n°5, juin/septembre 1999, p. 29-31.
(4) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux , Paris, Minuit, 1980, p. 36.
(5) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux , Paris, Minuit, 1980, p. 32.
(6) Arthur Danto, La transfiguration du banal une philosophie de l’art , 1981, Paris, Seuil, 1989, p. 275.
(7) Jérôme Bel, « Qu’ils crèvent les artistes ! », in Art Press , n° 23 spécial, 2002 ; p. 92-96.
(8) Irène Filiberti, « Les délices de Jérôme Bel », in Mouvement n°5 juin/septembre 1999. p. 26-28.
(9) On peut citer, entre autres, Alain Buffard, Gilles Jobin, Boris Charmatz, Xavier Le Roy, Emmanuelle, Huyhn, La Ribot…
(10) Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture , Paris, Seuil Points, 1953 et 1972, p. 56.
(11) Entretien avec Jérôme Bel, 12 juillet 2001.
(12) Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes , Paris, Galilée, 1993, p. 196.
(13) Michel Bernard, De la création chorégraphique , Paris, Centre National de la danse, 2001, chap. 4.
(14) Entretien avec Jérôme Bel, 12 juillet 2001.
(15) En France, cette partie de l’œuvre de Michel Foucault est longtemps restée dans l’ombre.
(16) Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, « Ouverture », in Fémininmasculin : Le sexe de l’art , Paris, Gallimard/Electra Centre Georges Pompidou, 1995, p. 11.
(17) Entretien avec Jérôme Bel, 12 juillet 2001.
(18) Chorégraphie L. Massine et R. Helpman, Réalisation Michael Powell, 1948.
(19) Paul Ardenne, L’image corps , Paris, Regard, 2001, p. 444.
(20) Arthur Danto , L’art contemporain et la clôture de l’histoire , 1997, Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2000, p. 41.
(21) Jean Baudrillard, Illusion, désillusion, esthétiques , Paris, Sens & Tonka, 1997, p. 14.
(22) Laurent Goumarre, « L’art déceptif, Art Press , n° 238, septembre 1998. p. 47-51.
(23) François Pluchard, Body as art, in arTitudes , n°1, octobre 1971, p. 5-8
(24) Entretien avec Michel Journiac, arTitudes , n°8/9 juillet/août 1972.
(25) Rainer Rochlitz , L’art au banc d’essai. Esthétique et Critique , Paris, Gallimard, 1998, p. 383.
(26) Laurent Goumarre, « L’art déceptif ou la co-production d’un art contemporain », in Paul Ardenne et coll., Pratiques contemporaines, l’art comme expérience , Paris, Dis Voir, 1999, p. 95-122.
(27) Entretien avec Jérôme Bel, 12 juillet 2001.
(28) Thierry de Duve, Au nom de l’art, pour une archéologie de la modernité , Paris, Minuit, 1989, p. 107.
(29) Irène Filiberti, « Les délices de Jérôme Bel (entretien) », in Mouvement , n°5, juin/septembre 1999, p. 26-28.
(30) Arthur Danto, La transfiguration du banal , 1981, trad. Claude Hary-Shaeffer, Paris, Seuil, 1989.
(31) Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde , Paris, Minuit, 1992, p. 106.
(32) Anne Cauquelin, Petit traité d’art contemporain, Paris, Seuil, 1996, p. 164.
(33) Paul Virillo, Esthétique de la disparition , 1980, Paris, Balland, Le livre de poche, 1989, p. 43.
(34) Cornelius Castoriadis , La montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe 4 , Paris, Seuil, p. 204.
(35) On préfère aujourd’hui Arts visuels à Arts plastiques . Si ce glissement rend compte de l’émergence de nouveaux supports (numériques, virtuels), il notifie aussi un déplacement des vigilances de l’objet perçu vers le sujet percevant.