RB JEROME BEL
textes et entretiens > 09.2010 divers - robert cantarella
Le pied de la lettre sur Jérôme Bel, danseur

« Il souffle une brise fraîche à l’ombre de mes pins.
Je suis là et j’attends un ami ;
Je l’attends pour un dernier adieu.
J’ai tant envie, ami, à tes côtés
De jouir de la beauté de ce soir.
Où es-tu ? […] » (L’Adieu, Hans Bethge, d’après Mong Kao-Jèn et Wang-Wei).

Le travail de Jérôme Bel est un essai en représentation.
Un essai est une promenade ou une excursion en pensée. Le but est parfois moins intéressant que le cheminement, car chemin faisant nous comprenons que l’intérêt ne se mesure qu’à la douce brise de l’air de la marche, ou bien aux anfractuosités risquées, ou encore à l’effort commun pour parvenir à une étape qui laisse pantois. L’essai, comme son nom l’indique est une tentative, non exclusive, avouant sa précarité mais aussi son ambition. Car un essai s’avoue friable, mais affûté comme une flèche. L’essai dit ce qu’il a à dire sans ambages, sans métaphores ou symboles d’aucune sorte. L’essai précède la fin et pourtant peut se suffire, à jamais. Roland Barthes, dont Jérôme Bel est un lecteur assidu, est amoureux des entames ; il a fait de l’essai son œuvre finale.

Jérôme Bel fait des essais en scène, il essaie de monter autrement ce qui était donné une fois pour toutes, pour en expérimenter les effets de collage, de jointures et d’écarts. Il essaie la scène, et particulièrement la scène publique, c’est-à-dire la scène avec un public. Il prend au pied de la lettre les intentions, ou les mots d’ordre. En cela il accomplit un travail de salubrité publique car il nous rappelle sans cesse à notre devoir de faiblesse, de fragilité. Il y a pour lui un devoir de se savoir fort de sa faiblesse – encore faut-il que la scène le sache. La scène de danse ou de théâtre se croit forte, elle a raison, on y vient pour y assister à une œuvre, pour, comme on le dit en médecine, faciliter l’opération. L’assistance présente pense connaître les règles du jeu, et parfois les connaît, les a même intégrées au plus haut point de raffinement. La scène publique va proposer des formes de construction souvent fortes de leur message, de leur destination. Parfois, mais de moins en moins, la scène publique fait des effets pour combler les interstices du temps et de l’espace, afin de satisfaire aux désirs infiniment inassouvis de romance, de fiction, de divertissement (formes de la consolation). Il y avait l’art de la danse mettant en jeu le corps et ses signes, le rythme, le battement, le souffle, l’air qui se fabrique au moment de l’écriture du plateau ; et voilà que Jérôme Bel arrive en scène pour nous en (d)écrire l’alphabet. Jérôme Bel aborde la scène non pas pour régler des comptes, pas pour envoyer un message ou faire comprendre une situation extérieure à la scène, pas pour divertir avec des images étonnantes ou pour faire ressurgir du passé une œuvre oubliée ; mais pour (d)écrire la scène, en faire l’essai avec nous, en même temps que nous, dans le même espace que nous. (D)écrire est un acte de démontage d’une fiction d’une part et un acte de construction d’autre chose d’autre part. (D)écrire, c’est-à-dire démonter l’écriture qui fait paraître l’acte naturel, comme celui par exemple de danser devant d’autres dans un espace éclairé, sur une musique, alors que ces autres, dans le noir, observent la partie lumineuse de l’espace. (D)écrire les plis de nos conventions faites pour oublier le labeur au profit de la jouissance d’une consommation finale. (D)écrire pour reprendre à zéro la pensée en acte qui au bout du compte donne de la chorégraphie.

Jérôme Bel fait l’inventaire des besoins fondamentaux dont la danse aurait besoin en cas de catastrophe, d’oubli ou de chute qui l’obligerait à reconstruire sa grammaire. Quand on assiste aux propositions, on les croit faciles à réaliser (comment ne pas y avoir pensé avant ?!), tant l’évidence de l’acte en train de se dérouler devant nous, avec nous, fait de l’essai de notre présence commune le sujet de la représentation. Jérôme Bel invente, l’air de rien, une façon de ne pas y toucher tout en étant en plein cœur de l’acte du spectacle vivant – et jamais si bien nommé. L’exposition n’est pas le temps de la consommation d’une œuvre préparée pour cela, prête à diffuser son message et sa présence (énigmatique, joyeuse, provocante, intelligente) : l’œuvre est le temps passé à faire autre chose à partir de notre coexistence.

Nom donné par l’auteur (1994) ; Jérôme Bel (1995) ; Shirtologie (1997) ; Le dernier spectacle (1998) ; Xavier Le Roy (2000) ; The show must go on (2001) ; Le dernier spectacle (une conférence) (2004) ; Véronique Doisneau et The show must go on 2 (2004) ; Pichet Klunchun and myself (2005) ; Isabel Torres (2005) ; Lutz Förster et Cédric Andrieux (2009) ; 3Abschied (2010).
Voilà la liste exhaustive de tous les essais de scène de Jérôme Bel. Pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas son travail, il est possible de préciser que ses essais sont avant tout des sismographies du réel. Et que l’occasion de l’étude appliquée et studieuse du réel donne des résultats de scène. Jérôme Bel, à l’égal des artistes savants de la Renaissance, reprend les arcanes de l’art qui l’intéresse, la danse, et il en vérifie les « étant donnés » pour y appliquer une règle vieille comme l’enfance de l’art : démonter pour remonter autrement. Étant donné un corps, une lumière, une surface, une profondeur, une durée, Jérôme Bel cherche les nouveaux points de collage – et non pas de rupture comme cela est souvent suggéré, en grande partie à cause des réceptions parfois acrimonieuses d’une partie de plus en plus faible du public. Les points de collage, c’est-à-dire les nouvelles circulations de sens, les conducteurs inédits de pensée et d’émotions. Il fait son travail, et comme il le dit lui-même, pour faire de tout travailleur un amateur.

C’est curieux comme je pense à Bertolt Brecht… Lui qui souhaitait augmenter son cercle d’amateurs. Jérôme Bel est sans doute l’un des seuls artistes de la scène d’aujourd’hui qui continue à actualiser la question de Brecht avec les outils d’aujourd’hui. Jérôme Bel dit vouloir effacer la séparation entre la salle et la scène. Par exemple l’adresse au public. Chez Jérôme Bel, on vient et on parle. Ensuite on peut bouger, montrer, décrire, s’exposer, se répéter et enfin repartir. Venir et parler sont des verbes de notre temps. Ils se conjuguent grâce à des protocoles comme le PowerPoint ou la conférence (celles de Steve Jobs restent un insurpassable millefeuille dramaturgique qui aurait ravi Brecht). L’objectif principal est de nous maintenir devant un horizon commun, la parole de celui qui sait venant au devant des autres dans un semblant d’équivalence de position.

Pour Jérôme Bel le réel est la source, son unique source ; par exemple un corps devant nous est l’origine de l’inspiration de toutes les suites de propositions. Un corps réel avec une histoire, un poids, un numéro de téléphone, un compte créditeur ou débiteur à la banque. Chacun peut s’identifier devant une telle singularité. Brecht en aurait rêvé, Jérôme Bel l’a fait.

Prenons les derniers spectacles qui ont pour titre le nom de leur interprète. Une femme ou un homme vient et parle. Elle ou il nous donne le mode d’emploi de ce à quoi nous assistons. Elle ou il est un peu nous, elle ou il va se démarquer par l’exposition de son histoire personnelle, son « parcours », comme on dit dans le milieu de l’emploi. Et toute histoire trouvant en nous des points de tangente et des horizons opposés, nous partons en excursion avec l’interprète. Jérôme Bel invente l’art du récit dansé. Toute mémoire se fait par bouffées et remontées mémorielles. L’interprète joue pour nous, nous montre ou nous laisse voir. L’espace et le temps de l’exposition sur le plateau de théâtre respectent le déroulement de l’explication. La distance entre la salle et la scène se module au gré du récit dansé. La distanciation est un mot du siècle passé. Désormais, l’interprète des travaux de Jérôme Bel est à la distance de tout ce qui nous affecte, tout le temps, sans cesse. Le monde est à une distance infiniment changeante, extraordinairement variable ; la salle de théâtre est construite pour organiser et calmer l’effervescence des distances de plus en plus agitées. C’est pour cette raison que Jérôme Bel souhaite travailler dans des théâtres. Il sait que, pour l’instant, c’est l’outil le mieux adapté pour mettre en relation des inconnus, faire le point au sens photographique et psychologique sur la distance qui les sépare. La mimêsis si crainte par Platon, risquait de faire fondre l’écart et ainsi d’aveugler le spectateur prêt alors à tout accepter. Brecht insiste sur le devoir de distance qui rendra l’analyse d’une situation plus juste pour l’assistance si on lui fournit les outils de compréhension nécessaires. Jacques Rancière a expliqué dernièrement l’ambiguïté d’une telle leçon donnée depuis la scène vers la salle. Les spectateurs sont maintenus pour cela en état d’être éduqués, docilement réceptifs aux signaux que va émettre la scène plus clairvoyante par définition.

Le corps, pour Jérôme Bel, est le sujet de la confrontation avec le public, le corps sous toutes ses coutures. Un corps qui se vide de ses possibles, à l’égal de la découverte des potentialités que fait le solitaire en état de désengagement militant, en état de faiblesse extrême, en état d’enfant de l’art. Jérôme Bel n’a pas besoin de nous signaler, de nous signifier que l’autre c’est presque moi, puisque l’autre, sur scène, nous dit : je suis moi, un point c’est tout. Rien ne me sépare de vous hormis la position, et c’est important. Vous avez payé, vous vous attendez à quelque chose, j’ai répété et je dois me tenir en face de vous. Une fois cette mise au point faite (la lumière est plutôt sur scène, la boîte noire est neutre dans la mesure des conventions occidentales, le prix est fixé par l’institution qui accueille public et spectacle) : mon histoire me sépare de vous, je suis danseur, je vais vous décrire ma vie depuis la danse. L’écart ainsi posé est le même que celui qui existe dans une rame de métro quand quelqu’un arrive dans votre wagon et parle. Jérôme Bel fait du documentaire scénique son art de la scène. Il revient vers la scène avec les nouvelles formes d’observation et d’attention que notre temps formate.

Jérôme Bel ne délivre pas de message, dans la mesure où le message est la position du spectateur. Il choisit, pour interprètes de ces essais de biographies bougées auxquelles il travaille depuis quelque temps, des chorégraphes du milieu. C’est-à-dire des personnalités qui ne projetteront aucune transcendance, exaltation ou suralimentation symbolique. Ce ne sont pas des anonymes sortis de la foule (version spontanéiste et romantique) ou des étoiles venues tout simplement devant les spectateurs (version « nous sommes tous égaux devant la scène », autrement dit idéaliste). Il réussit à faire l’histoire de la danse au travers d’un corps éprouvé par l’expérience subjective d’une biographie, d’en faire le déroulé théorique et pratique à partir d’un prélèvement. C’est un exploit qui fait monter les larmes aux yeux, comme la pensée réalisée en acte est capable de le faire. Autrement dit l’émotion de l’intelligence.

On pourrait déterminer son ouvrage de scène comme la recherche d’une mémoire molle en opposition à la mémoire dure qui nous promet de tout nous rendre identiques. La mémoire molle de Jérôme Bel nous assure de nous rendre tout différemment, puisque tout est passé au filtre du vivant et de son choix.

Pour 3Abschied, Jérôme Bel prolonge et continue de tisser son plan de recherche appliquée. J’y distingue quelques verbes récurrents :
Se mélanger.
Jérôme Bel s’associe ici, comme les laborantins le temps d’un travail de mise au point d’un vaccin ou d’une formule, avec Anna Teresa De Keersmaeker. Ils vont se concerter pour faire un essai de scène à deux. Il mélange son savoir de l’ouvert des choses à celui d’une autre chorégraphe, elle aussi apte au laboratoire en acte, et ensemble ils mènent une expérience in vivo de temps et d’écoute.
Répéter (l’œuvre).
Ils choisissent une œuvre et en font leur traversée sensible en la répétant et en insistant sur ce que sont, pour eux, une diffusion et une perception. Ils nous rappellent que le geste de la création est le geste de l’artiste en train de vivre sa création. Pour cela ils choisissent un chant qui les bouleverse et font du bouleversement qu’ils ressentent l’explication sensible de la raison d’être de mouvements de scène. C’est leur biographie d’humain touché par une œuvre qu’ils déploient sous la forme d’une chorégraphie. N’est-ce pas toujours le cas ? N’est-ce pas la règle de l’art ? Encore une fois c’est le pied de la lettre qui fait la force de l’essai de scène. En continuant son exploration de la parole bougée ou du mouvement parlant, ils explorent cette fois-ci ce que la beauté fait au corps et qui ne se voit pas directement. Jérôme Bel travaille sur l’éloge de l’indirect, là aussi en lecteur de Roland Barthes, il se souvient que le détour, autrement dit l’indirect, est la seule façon d’espérer connaître la cible (l’atteindre est une autre histoire).
Inquiéter (la présence).
Jérôme Bel et Anna Teresa De Keersmaeker participent d’un mouvement général de l’art qui tâche d’inquiéter la pensée, de l’agacer, pour en développer les papilles et les sensibilités. Inquiéter est une façon de détruire les certitudes, les arrogances et les prises de territoires. En écoutant une musique devant des musiciens qui ne jouent pas le jeu, la pensée peut devenir émotion et faire fondre les forces d’attraction qui ont tendance à tout calfeutrer, à tout résoudre sous la forme d’une complétude ou d’un remplissage. Quel bonheur que de ne pas tout colorier.
Venir et parler.
Il vient et il parle. Comme toujours, l’acte principiel de son œuvre se perpétue. Toujours quelqu’un vient et nous parle. Encore une fois, et sans jamais lasser, car l’événement sera sans cesse inédit, comme toute représentation du déséquilibre du vivant en train de vivre en même temps que nous.

P.-S. : Pour terminer, je suis surpris d’entendre parfois que la remise à niveau des fondamentaux de la scène publique opérée par Jérôme Bel oublierait le sacré de l’acte de la représentation. Ce sacré qui bien évidemment s’inscrit en grande partie dans une forme de mise à distance et de rapprochement autres, par d’autres voies, d’autres circuits. Pourtant je vois dans tous les spectacles de Jérôme Bel un sacré féminin, si tant est que l’éloge de la fragilité et de la porosité d’une part, et, d’autre part, un tissage patient de la mémoire molle – qui font d’autant plus reculer la mainmise d’une finition –, seraient de l’ordre du féminin. Un sacré au féminin qu’il revendiquerait en tant qu’auteur, en son nom ; d’ailleurs le nom de l’auteur signe la présence de son œuvre (pourquoi je pense au mot ouvrage ?) en se vidant entre autres de sa pisse sur scène (pourquoi je pense prise sur scène ?) ou en donnant pour titre aux derniers spectacles le nom de l’interprète. Ce sacré qu’il tisse lui tient lieu de signature, de pronom possessif. Un « Ma », sacré, de bon augure.

Une ultime réflexion en pensant à son travail. Il déhiérarchise les principes de classement. Il le fait à partir de la grammaire de la scène, sans effets ou trompettes, sans gloriole ou revendication. Il est l’un des artistes de la scène qui agissent au sens le plus politique du terme sur la déhiérarchisation de tous les rangements verticaux qui sont devenus nos façons de faire. Et quand il rêve de transformer des travailleurs en amateurs, il nous rappelle à nos devoirs de jouissance de dégagement d’horizons, horizons supposant une équité, un plan de travail commun. Techniques de scène, nom des interprètes, graduations des valeurs, affaiblissements des attendus. Jérôme Bel retire le tapis sous le pied de nos classements, il se permet de réclamer de la clairvoyance et une sèche découpe du sens, en une époque assoiffée d’humidité sensible, de boursouflures signifiantes et de clins d’œil complices.