RB JEROME BEL
textes et entretiens > 09.2004 véronique doisneau - opéra national de paris

Comment est né ce projet de création à l’Opéra?

 
 

Brigitte Lefèvre est venue me voir au Théâtre des Abbesses à la sortie de l’une des représentations du Dernier spectacle pour me dire que même s’il y avait très peu de danse dans cette pièce, ce qui s’y passait était important pour la danse. Cela m’a beaucoup surpris, surtout venant de quelqu’un qui - en tant que directrice du Ballet de l’Opéra de Paris symbolisait autant la tradition académique. Je l’ai appelée quelques semaines plus tard pour lui dire que, contrairement à ce que l’on pouvait penser, j’étais aussi très intéressé par le ballet classique. Nous nous sommes rencontrés et je lui ai proposée plusieurs idées de pièce. Nous nous sommes finalement mis d’accord sur le projet Véronique Doisneau .

 

Cet intérêt pour la danse classique est-il nouveau?

 
  Non, ce qui m’attire dans la danse c’est le « langage». Je n’ai pas de goût arrêté sur le contemporain, le hip hop ou le classique. Chaque style a ses codes, ses signes et ses règles propres qui forment un langage. La question pour moi est de savoir à quoi sert le langage classique, ce qu’il veut dire (la meilleure réponse étant sans doute le travail fantastique de William Forsythe). Or le classique, comme son nom l’indique, est le langage le plus ancien. C’est aussi le plus reconnaissable et le plus codifié. En tant que tel, il fonctionne comme une grammaire: on applique ses règles et soudain, cela fait sens! C’est cette dimension langagière du classique qui m’intéresse. Je peux à mon tour l’utiliser pour «m’exprimer»

 

Comment envisagez-vous d’articuler cette « linguistique» du classique avec vos réflexions inspirées de Roland Barthes et de Ferdinand de Saussure sur le langage et ses signes ?

 
 

C’est justement grâce aux théories de Saussure et Barthes que je peux travailler de cette manière avec la danse. La danse ne m’intéresse pas tant que cela en tant que telle. Ce qui m’intéresse, c’est le discours qu’elle produit. Je ne veux pas, comme Forsythe par exemple, réarticuler ce que vous appelez cette «linguistique» du classique, je veux juste la mettre à nu, la présenter, en montrer les règles et, surtout, les effets de ses règles.

 

Comment situez-vous cette étape nouvelle de votre recherche dans votre parcours chorégraphique?

 
 

Je ne sais pas encore, mais il est passionnant de travailler avec l’histoire de la danse, ou disons, avec ce que l’Opéra de Paris a préservé de l’histoire de la danse. Travailler sur le passé de la danse de manière performative – c’est à dire sur les oeuvres vivantes transmises par les danseurs depuis des siècles et non sur les traces livresques de la danse – est pratiquement impossible. Seul l’Opéra de Paris, et, je pense, trois ou quatre compagnies dans le monde le permettent. Je compte d’ailleurs récidiver avec cette expérience dans le champ de la musique et du théâtre.

 

Pourquoi la danseuse Véronique Doisneau?

 
  Véronique Doisneau correspond parfaitement à la nature du projet. Elle est «Sujet» dans la hiérarchie du Ballet et danse autant les rôles de soliste que ceux du Corps de ballet. Elle a donc une vision globale de ce qu’est cette compagnie. A elle seule, elle synthétise l’ensemble des situations que connaissent les danseurs du Ballet. Surtout, elle est en fin de carrière et possède donc une véritable expérience, un savoir unique. Elle a interprété différents rôles dans chacun des grands ballets du répertoire et a travaillé avec quelques-uns des plus remarquables danseurs et chorégraphes du vingtième siècle. Tout cela est précieux et d’une grande richesse. L’histoire de la danse me passionne, mais Véronique Doisneau en sait beaucoup plus que moi! Dans ce projet, je la « dirige », mais c’est elle qui a le savoir et l’expérience.

 

Quelle est la raison de votre choix de ne travailler qu’avec une danseuse ?

 
 

J’ai choisi le format du solo car je voulais «opposer» Véronique Doisneau au Corps de ballet en tant que compagnie et institution. Je voulais l’entendre elle-même dire ce qu’elle pensait de l’Opéra, de sa carrière et de la danse. Sa vision est très subjective, mais c’est cette singularité qui me semble importante. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé la pièce de son nom, Véronique Doisnea u, afin qu’il n’y ait pas d’équivoque.

 

Que désirez-vous interroger à travers le témoignage de Véronique Doisneau: la vie d’une grande compagnie ? les rouages d’une institution ? l’imaginaire et la pensée d’une tradition chorégraphique? les sources du répertoire et ses modes de transmission ? les représentations du «corps classique » ? la mémoire d’une génération ? les mythes du ballet ?…

 
 

Comme je ne connaissais que peu de choses au ballet, et encore moins à l’Opéra de Paris, j’ai eu l’idée de me positionner en ethnologue. Je voulais tenter de comprendre les pratiques de cet art, les structures qu’une telle institution nécessitent, etc. J’ai donc posé un nombre incalculable de questions à Véronique Doisneau et nous avons passé la majorité de notre temps de «répétition» à discuter ensemble de son expérience et de ce monde aux lois extrêmement spécifiques, que j’ai ainsi doucement commencé à cerner au fil de nos conversations. Je n’avais pas de projet précis, sinon cette enquête. Ce qui est problématisé dans la pièce, ce sont les préoccupations de Véronique Doisneau. Il y est question de la souffrance et de la violence physique, de l’institution, des rencontres qu’elle a pu faire, de ses propres limites, de ses désirs, d’elle.

 

Ce mode de travail est analogue à celui que vous avez pratiqué dans vos autres pièces ?

 
 

Non, absolument pas, chaque production nécessite son propre processus.

 

Comment allez-vous mettre en scène le fruit de votre dialogue ?

 
 

De la manière la plus simple, Véronique Doisneau «raconte» et « danse» sa vie de danseuse en trente minutes en s’adressant au public.

 

Vous avez donc rédigé ensemble un récit autour de la vie de Véronique Doisneau au sein du Ballet ? Avez-vous choisi d’approfondir quelques éléments de votre dialogue ou, au contraire, l’avez-vous abordé dans sa globalité et sa diversité ?

 
 

Nous avons dû, hélas, faire des choix, car la pièce ne devait pas excéder les trente minutes. Or la carrière de Véronique Doisneau nous permettait d’aborder d’autres sujets liés à d’autres expériences. Nous nous sommes donc arrêtés aux principaux éléments de sa carrière et aux principales personnes qui ont influencé sa carrière.

 

Ainsi, le mouvement dansé sera présenté dans cette pièce, ce qui est nouveau dans votre travail jusqu’alors guidé par des concepts « d’anti-danse ». Comment ce choix s’est-il fait ?

 
  Je refuse catégoriquement ce qualificatif d’«anti-danse». C’est totalement absurde, c’est la trouvaille d’une journaliste inculte et paresseuse. Mon travail est anti rien du tout, ou plutôt si, mon travail est anti-prostitutionel et anti-idéologique! Il propose juste une autre manière d’envisager la danse, mais il n’est pas contre elle. La pièce sera donc effectivement très dansée par rapport à mon travail habituel puisque son sujet c’est une danseuse.

 

Qu’est-ce que Véronique Doisneau va danser ?

 
 

Véronique Doisneau ne se considère pas comme une danseuse contemporaine. Là où elle se sent le mieux, c’est sur pointes. Elle interprétera un extrait d’une pièce de Merce Cunningham avec qui elle a beaucoup aimé travailler. Mais ses autres choix sont principalement classiques: entre autres, une variation de La Bayadèr e, des extraits du Lac des cygnes et de Gisell e.

 

Votre travail scénique met en avant un principe de «non performance» et de «non volonté» dans le jeu de l’acteur, principe qui permet de maintenir à distance le spectaculaire.De quelle façon allez-vous associer celui-ci avec l’interprétation que requièrent ces extraits ?

 
 

Ce principe de «non performance» ne s’applique pas systématiquement à tout mes projets. Ici, il est inopérant évidemment, puisque la danse classique nécessite une grande virtuosité et un engagement sans commune mesure des interprètes. Cependant, la danse sera présentée dépouillée de tous les éléments qui l’entourent habituellement: musique, costumes, lumières, partenaires et décor. Ce mode de présentation, je l’espère, conservera la distance réflexive qui fait, il est vrai, l’intérêt principal de mon travail jusqu’à aujourd’hui.

 

Comment abordez-vous ce lieu du spectaculaire par excellence qu’est le Palais Garnier ?

 
 

Le spectaculaire n’est pas le domaine réservé du Palais Garnier ! Personnellement, il ne m’intéresse pas vraiment, et, si parfois je cède à ses appels, c’est souvent pour mieux le critiquer.

 

Vos pièces « minimalistes », qui cherchent à atteindre – non sans humour et ironie – « un «degré zéro» de la chorégraphie, sont pour vous le moyen d’interroger la fonction de l’art au-delà des labels et des définitions. Comment envisagez-vous ce travail de déconstruction dans Véronique Doisneau ?

 
 

Mon travail consiste à problématiser le Ballet de l’Opéra de Paris et non à porter un jugement. J’expose sur scène la vie professionnelle de l’une des danseuses de la compagnie, et je montre que cette vie – comme toutes les vies d’ailleurs – a pu rencontrer la joie, la désillusion ou l’indifférence. Cette personne fait partie d’une structure qui lui permet d’exercer son art, mais aussi qui l’aliène. Je ne suis pas idéaliste et je sais qu’il faut payer un prix à toute chose. Mais la question est justement de savoir quel en est le prix. Quel est le «mal nécessaire» à ce fonctionnement?

 

Comment montrez-vous cette problématique sur scène ?

 
 

Le discours de Véronique Doisneau est explicite et il est confirmé par les structures des ballets qu’elle danse.

 

Qu’avez-vous découvert au cours de ce voyage « ethnologique » au coeur du Ballet de l’Opéra?

 
 

J’ai découvert la façon dont la structure même des ballets rend absolument compte de l’organisation sociale perpétuée par l’Opéra de Paris. Le Ballet de l’Opéra entretient un répertoire qui s’étend sur plusieurs siècles. Il est passionnant de comprendre combien la représentation de la société est visible dans les oeuvres du répertoire à chaque époque qui les a vues naître.

 

Comment articulez-vous cette histoire sociale et politique du répertoire avec votre propre regard sur la danse d’aujourd’hui ? Votre propos semble porter ici plus spécifiquement sur le rapport entre l’individu et la structure et sur les porosités entre l’esthétique et les représentations sociales ?

 
 

Oui, car ce qui m’intéresse, c’est le rapport de l’individu avec la structure sociale à laquelle il appartient et celui de l’interprète avec la structure de la chorégraphie. Je le répète encore, c’est le rapport du politique et de l’art, du réel et de la représentation. Comment ces deux entités jouent l’une avec l’autre, comment l’art est représentation de la société, ou comment l’art produit des outils pour, sinon faire évoluer la société, en tout cas la faire réfléchir.

 

Votre travail est un peu à la croisée de « l’art pauvre » et du « théâtre d’artiste ». Il y a dans celui-ci comme la recherche d’un autre théâtre - en l’occurrence d’une autre pratique chorégraphique - capable d’établir un nouveau « contrat social » avec le public. Comment appréhendez-vous le public de l’Opéra?

 
 

Le public est, ce que j’appelle, la «troisième inconnue», la première étant l’auteur, la seconde le ou les interprètes. Or, avant le 22 septembre, date de la première, je n’ai aucune idée de ses réactions, car c’est la première fois que je travaille dans ce théâtre. Le public est évidemment très important pour moi. J’essaie d’être un artiste en lien avec la société et l’idée de l’artiste dans sa tour d’ivoire est un cliché romantique qui n’est plus tenable aujourd’hui. C’est pourquoi, je tente véritablement de pousser le spectateur de mes pièces vers une autonomie de pensée. Je ne cherche pas à le séduire ou à le fasciner, encore moins à le dominer en le manipulant, comme la plupart de mes collègues le font…

 

L’ autonomie de pensée que vous évoquez met en avant la capacité critique du spectateur face à la culture et à ses pratiques. Pensez-vous que le public de l’Opéra, souvent attaché et fidèle aux artistes du Ballet et aux oeuvres qu’ils interprètent, va accepter cette tension née de la distance que vous introduisez dans les conventions du théâtre entre le spectacle et le spectateur, entre les artistes et leurs admirateurs ? L’approche expérimentale et subjective de la scène que vous proposez à l’allure d’un pari au Palais Garnier.

 
 

Je ne sais pas, c’est la première fois que je fais une pièce pour l’Opéra de Paris. Mais je fais confiance à la directrice du Ballet qui m’a invité à venir y travailler. Elle doit considérer que mon travail peut être accepté par ce public qu’effectivement je ne connais pas.

 

Pour la seconde fois, l’une de vos pièces va entrer au répertoire d’un théâtre. Comment imaginez-vous sa vie future ?

 
 

L’une de mes pièces, The show must go o n, est depuis quatre ans au répertoire du Deutsches Schauspielhaus de Hambourg. C’est difficile à assumer pour moi, car, comme je ne peux pas être à Hambourg pour toutes les représentations, la pièce n’est pas au mieux de sa forme. Le fait que j’habite Paris me permettra d’être plus présent pour Véronique Doisneau . Cependant, comme son nom l’indique, cette pièce ne peut être reprise par qui que ce soit d’autre, puisqu’elle est faite sur mesure pour une danseuse en particulier. C’est de la haute couture… Il est vrai toutefois qu’il existe désormais un dispositif qui pourrait – pourquoi pas - être réutilisé pour un autre danseur dont la pièce porterait le nom et qui serait également une vision personnelle de sa carrière et de la danse: une toute nouvelle pièce donc.

 

Cette pièce, qui interroge l’histoire et la mémoire du Ballet pourrait ainsi devenir, dans la chaîne d’une transmission séculaire, comme une sorte d’aiguillon, une invitation aux danseurs à regarder d’un oeil neuf le rôle de leur art aujourd’hui dans le spectacle vivant?

 
 

Je n’avais pas du tout pensé à cela… Oui, évidemment, ce serait magnifique que la pièce puisse être pour eux un outil de réflexion sur leur art, activé chaque fois de manière subjective par un nouvel interprète.

 

Dans vos pièces, vous valorisez la singularité de la personne tout en recourant à une esthétique sans artifices. C’est aussi le cas pour Véronique Doisneau . Conférez-vous à cette démarche une dimension poétique ?

 
 

Je l’espère! La mise à nu de la danseuse par elle-même ne peut laisser personne indifférent.