RB JEROME BEL
textes et entretiens > 09.2003 divers - mouvement

Propos recueillis par Carole Bodin

La Belgique est une terre de danse et le festival KLAPSTUK de Louvain dont la « tradition expérimentale » ne se dément pas depuis 1983 y est pour beaucoup. Pour sa onzième édition, du 3 au 17 octobre 2003, aux côtés d’Alain Platel, sorte de mentor du festival depuis l’édition 1999, le KLAPSTUK laisse cette année les rênes d’un volet de sa programmation à Jérôme Bel. Celui-ci revient dans cet entretien sur les choix qui ont été les siens. 

Vous êtes en charge d’une partie de la programmation de la onzième édition du Klapstuk de Louvain qui aura lieu au mois d’octobre. L’autre partie étant entre les mains d’Alain Platel. Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter cette invitation d’An-Marie Lambrechts, directrice du Stuk ?

J’ai longtemps hésité à accepter la proposition d’An-Marie Lambrechts. J'avais décidé de prendre une année sabbatique en 2003. Une décision qui répondait entre autre au désir d’avoir du temps pour être plus attentif à la production artistique actuelle, étant ces dernières années trop accaparé par ma propre production qui commençait à m'ennuyer moi-même. La programmation du Klapstuk # 11 me permettait ainsi non seulement d'avoir les moyens de voir des spectacles mais aussi de m'engager auprès des artistes en les invitant dans ce festival. Un festival où tout est permis puisqu’il a une « tradition expérimentale » unique au monde.

Avez-vous défini une ou plusieurs lignes de programmation ?

Je n'ai défini aucune ligne de programmation même si au début, Alain Platel, An-Marie Lambrechts et moi-même étions intéressés par le fait de réfléchir à l'idée de mondialisation dans les arts performatifs. Alain Platel revenait de Palestine, moi d'Australie. Naturellement, cette question ne sera pas résolue durant le festival mais j'ai cependant invité le « Grupo de Niteroy » dirigé par le jeune chorégraphe Bruno Beltrao dont le travail, que j'ai découvert à Rio de Janeiro, est très intéressant de ce point de vue. Bruno Beltrao utilise en effet le hip-hop comme langage artistique, une forme de danse qui -à mon sens- est la seule qui mérite le qualificatif de « contemporaine ». Le hip-hop n'est pas le but de Bruno Beltrao, c'est pour lui un outil. Il a une attitude critique vis-à-vis du hip-hop. Il montre comment cette culture est aliénée / aliénante en démontant de façon magistrale les structures dominantes qui l’édifient. Mais ce langage est compréhensible de Rio à Louvain et de Louvain à Bagdad. A côté de cela, j'ai pu voir au Brésil ou en Chine des spectacles difficilement présentables à Louvain parce qu’incompréhensibles par nous, européens incultes. Mon attitude était donc plutôt passive. J'attendais de voir ce qu'articulaient les artistes plutôt que de décider moi-même quoi articuler. Ce qui m'intéresse maintenant, c'est de voir ce que l'ensemble des spectacles va faire apparaître. Ce festival se veut un festival de recherche, pas d’idées reçues. J’ai pu me tromper mais toujours est-il que les spectacles que j’ai invité m’apprennent des choses que je ne connais pas.

Comment cette question de la mondialisation dans les arts performatifs, au-delà d'accueillir des spectacles non-occidentaux, s'est-elle posée ? Etiez-vous à la recherche de spectacles qui transcendent les identités nationales et culturelles propres à chaque pays ou à chaque région du monde ?

L'idée première était effectivement de voir à quel niveau il était possible de parler de mondialisation culturelle dans le champ des arts performatifs. La question est épineuse. Il était hors de question pour moi de faire de l'humanitaire. Je ne voulais montrer dans le festival que des œuvres qui devaient être importantes pour nous, européens. Il est bien évident aussi que je ne crois pas une seconde en une quelconque universalité mais seulement au déterminisme socio-culturel. J'ai vu des pièces très fortes, notamment celle d'un danseur indonésien et puis soudain, quand j'ai parlé avec lui, je me suis aperçu que je faisais un contresens sur sa pièce. J'ai donc décidé de ne pas l'inviter, mes grilles de lecture ne rejoignant pas les siennes et surtout, son contexte et son histoire personnelle, quelque chose de si épouvantable que ce n’est même pas imaginable pour nous. Il était ainsi essentiel pour moi de rencontrer les artistes après leurs spectacles afin de voir si ce qu'ils activaient avec leur travail était cohérent avec la lecture que j’en avais. Je n'ai invité que les spectacles que je comprenais. Il y a là un chantier énorme que certains heureusement ont commencé à penser : l'interculturalisme. Au final, aux côtés du Brésilien Bruno Beltrao, Klapstuk # 11 va présenter principalement des artistes européens ou disons assimilés comme les Australiens Gideon Obrazanek et Prue Lang qui travaille avec William Forsythe, les Espagnoles Cuqui Jerez et Amaia Urra, l'Italienne vivant à Paris Claudia Triozzi, les Français de Grand Magasin, les Anglais de Forced Entertainment, la New-yorko-croate Vlatka Horvat, la Batavo-hongroise Edit Kaldor, la Berlinoise Eva-Meyer Keller, le Britannique Jonathan Burrows…

Pouvez-vous développer ce qui vous intéresse dans les travaux de chacun de ces artistes ?

Le festival ouvre avec la pièce One thousand and one nights de la compagnie anglaise Forced Entertainment que j'ai vu à Beyrouth où elle a été créée. Telle une Schéhérazade occidentale, les acteurs nous racontent des/leurs/nos histoires six heures durant. J'ai eu l'impression d'assister à ce qui est peut-être la naissance du théâtre. A savoir des gens qui racontent des histoires à d'autres qui les écoutent. Le spectacle de clôture est Australian Most Wanted du chorégraphe Gideon Obrazanek qui travaille à Melbourne. La pièce est le résultat d'un sondage sur la danse dans la population australienne. Les réponses sont dansées sur scène. En tant que spectateur, on assiste non pas aux choix d'un chorégraphe mais au goût des australiens. Le sous-titre de la pièce est d’ailleurs « Ballet for a contemporary democracy ». L'expérience qui en résulte est à situer plus du côté de la sociologie que de l'art, une sorte de post-théâtre, si je puis dire…
Certaines problématiques sont en outre partagées par plusieurs des travaux invités. J'ai l'impression que ces artistes ont une profonde réflexion sur le statut de la représentation. Le pouvoir de la représentation est sans cesse questionné : Amaia Urra avec son travail sur L'éclipse de Michelangelo Antonioni, Bruno Beltrao à travers le fondamental Matrix , les obsessions fictionnelles borgésiennes de Prue Lang, les représentations de la mort chez Eva-Meyer Keller, l'utilisation par Edit Kaldor de son ordinateur et des nouvelles représentations qu'il permet. Cuqui Jerez pour sa part temporalise les niveaux de représentations comme le théâtre et la vidéo. Vlatka Horvat, elle, fait peut-être le travail inverse de celui de Cuqui Jerez ! Le spectacle de Grand Magasin représentant sans doute la forme la plus articulée - et ce n'est pas très étonnant ! - de ce point que j'appellerais "la perception de la perception". Bien sûr ce que je raconte là est réducteur mais c'est le jeu néfaste de trouver le plus petit dénominateur commun. Je m'arrêterai donc là. Ce qui m'intéresse éminemment avec cette réunion d'artistes, c'est d’essayer de créer une plate-forme où se dessinent des positionnements pertinents pour mes contemporains. Il me semble que chacun des spectacles offre un point de vue même si certains sont antagonistes, ce qui ne me dérange d’ailleurs pas le moins du monde, au contraire. Ce qui est important pour moi, c'est que ces points de vue soient suffisamment argumentés afin de pouvoir les rendre tangibles et qu'ils deviennent des outils de pensée pour les spectateurs.

Qu’est-ce que cette expérience qui vous a déplacé de votre habitus de « chorégraphe » vous inspire de cette différence entre la création et la réception, entre le faire et le voir et plus généralement, de l’état de la création chorégraphique aujourd’hui ?

En tant que « chorégraphe » (dénomination usurpée), je suis entièrement responsable de ma propre production, alors qu’en tant que programmateur j'ai l’angoissant sentiment que j'ai une responsabilité supplémentaire : celle du public. Le programmateur est le lien entre l'artiste et le public. Il est responsable des deux. Il y a par exemple une pièce que j'ai invité à Klapstuk # 11 que j'adore. Cependant, au cours d'une répétition privée de cette pièce devant quelques connaissances, je me suis aperçu que beaucoup de gens ne la comprenaient pas du tout. J'ai alors commencé à avoir des doutes. En réfléchissant, je me suis aperçu que ce qui était en jeu dans cette pièce était très proche de certaines de mes propres problématiques. Je la comprenais car j'en étais proche. Par contre, il semblait que tout le monde ne pouvait pas l'être autant que moi. J'ai donc proposé à l'artiste de venir travailler au Stuk à Louvain en lui exposant ce problème d’une réception plus large que j'avais avec sa pièce. Elle s'est remise au travail et au final, An-Marie Lambrechts qui était auprès d'elle a jugé pertinent de montrer cette pièce au public. C'est vraiment intéressant d’accompagner les artistes comme cela, de pouvoir leur proposer des outils de travail. Il y avait aussi le problème de la pièce brésilienne qui était en portugais, langue que je baragouine heureusement et qui m'a permis de la comprendre. Mais pour Louvain, il a fallu penser à une traduction. An-Marie Lambrechts a eu l'idée de payer un coach aux danseurs à Rio afin qu'ils puissent jouer en anglais lors de la représentation en Belgique. Cette version anglaise permettra en outre je l'espère que ce spectacle soit présenté dans d'autres festivals internationaux.
Plus largement, j'ai dû voir plus de 200 spectacles - dont beaucoup en vidéo - et ce fût une expérience pénible la plupart du temps. Certes, il y avait les spectacles que je ne comprenais pas pour des raisons culturelles. Ceux que j'ai vu à Hongkong par exemple où beaucoup d'artistes se trouvent dans une situation identitaire qu'ils problématisent avec une certaine nostalgie, vaine à mon sens. Sans doute parce que je ne peux m'identifier. Mais le plus triste pour moi fût de voir la quantité de travaux de très talentueux, habiles devrais-je dire, chorégraphes qui « mettent en scène » des problématiques déjà articulées et hélas pour eux, déjà solutionnées.

Au bout du compte, à partir de ce que vous venez de dire, est-ce une expérience qu’il vous intéresserait de renouveler ?

Je ne crois pas. Je préfère acheter mon billet de théâtre et aller voir ce que le programmateur a sélectionné pour moi plutôt que de voir 160 spectacles ineptes, 40 remarquables, pour en inviter seulement une douzaine d'enthousiasmants... Ma foi dans le théâtre a été trop durement entamée.