RB JEROME BEL
textes et entretiens > 11.2002 divers - catalogue exposition roland barthes

Marianne Alphant : La référence secrète de vos chorégraphies est l'oeuvre de Roland Barthes. Comment expliquez-vous cette importance ?

Jérôme Bel : La lecture de Roland Barthes a été décisive pour la majeure partie de mes pièces. Il n'est pas exagéré d'affirmer que sans son oeuvre mon travail ne serait pas ce qu'il est. Etant peu cultivé et n'ayant pas fait d'études supérieures, c'est avec un peu d'appréhension que j'ai commencé à lire les Eléments de sémiologie par curiosité et grâce à l'ouverture d'une bibliothèque municipale dans ma rue. A l'époque, en 1992, je commençais à travailler sur ma première pièce, Nom donné par l'auteur et je me posais beaucoup de questions sur ce qu'était un spectacle, avec l'intuition que tout n'était pas aussi simple. Je suis sûr que le travail d'analyse de R.B. sur le langage m' a permis à mon tour d'analyser le spectacle. L'écriture et le silence dans Le degré zéro de l'écriture me donna la certitude que je n'étais pas tout seul. Je veux dire que la production artistique est une (des) expérience de la solitude et la lecture des écrits de Barthes m' a toujours accompagné et.... consolé. Quand je ne savais plus quoi faire, il me suffisait d'ouvrir un de ses livres pour être stimulé et entrevoir des issues à mes problèmes. Ma technique consistait a remplacer le mot "littérature" ou "langage" par "théâtre" ou "spectacle" (même si Barthes s'est beaucoup interessé au théâtre, ce qui n'est pas, hélas, le cas de beaucoup de penseurs de cette envergure) pour immédiatement avoir beaucoup d'idées et voir surgir des possibilités spectaculaires.

Marianne Alphant : Par exemple ?

Jérôme Bel : Littéralement, j'ai essayé de circonscrire le degré zéro de la danse et du théâtre. Le résultat de cette recherche est la pièce nom donné par l'auteur (1994). J'ai tellement réifié les codes chorégraphiques et théâtraux dans cette pièce qu'il ne reste plus que la structure d'un spectacle. Cette pièce est terrifiante, il n'y a pas de danse, pas de jeu, rien, seulement le squelette d'une chorégraphie. Les deux acteurs sur scène ne font que déplacer des objets, pas de costumes, pas de lumière, seulement du temps (beaucoup trop) et de l'espace, le minimum requis à la pratique chorégraphico-theâtrale. La réception de la pièce fut épouvantable, les spectateurs s'endormaient, quittaient la salle, une fois même tous les spectateurs sont partis, on ne savait pas quoi faire.... Ca a été un choc, mais je me suis rendu compte d'une chose pourtant évidente qui m' a beaucoup servi par la suite, à savoir que pour qu'un spectacle ait lieu il faut des spectateurs. C'est une pièce qui a été réalisée en 1992 mais qui n'a été montrée qu'en 1994, aucun directeur de théâtre n'en a voulu pendant deux ans. On continue à la jouer, et en fait, il a fallu dix ans pour qu'elle soit lisible, ce que j'avais un peu prévu ayant lu Pierre Bourdieu qui oppose le rendement éditorial lent de l'oeuvre de Samuel Beckett et celui rapide de Paul-Loup Sulitzer, je m'étais évidemment identifié au grand Sam.

Marianne Alphant : D'autres exemples de cette influence ?

Jérôme Bel : Pour le spectacle Jérôme Bel, Sade, Fourier, Loyola a été déterminant, me faisant gagner des journées de répétitions où j'aurais dû essayer diverses manières de mettre en scène la pièce. Face à la nudité et aux actions radicales des acteurs du spectacle, Barthes me montrait la voie en soulignant la méticulosité, la rigueur et l'ordre avec laquelle les personnages de Sade organisaient leurs orgies. De plus, dans ce spectacle devait régner l'état de "quiétude insexuelle" dont parle Barthes quand il passe ses vacances à Bayonne. Shirtologie, c'est après Jérôme Bel. Dans Jérôme Bel, tout le monde était nu et, donc, je décide, pour la pièce suivante, de travailler sur le costume. Et là je prends Système de la mode évidemment (je me demande si je ne décidais pas des matériaux de mes spectacles pour lire Barthes). Et puis je tombe sur un article qui est publié dans les œuvres complètes et qui met en rapport le langage et le costume : le costume, c'est tout ce qui est proposé pour s'habiller ; le langage, ce sont tous les mots qui sont proposés pour parler; Barthes dit que, pour parler, chaque individu choisit ses mots à l'intérieur du langage, la parole, de même il choisit pour s'habiller des vêtements à l'intérieur d'un ensemble donné, l'habillement. L'idée m'est venue d'utiliser des tee-shirts qui sont et de l'ordre de l'habillement et de l'ordre du langage puisqu'ils comportent souvent des mots imprimés. Ainsi l'essentiel du travail sera de faire du shopping pendant trois mois, puis ensuite d'organiser chaque paradigme-tee-shirt en un ensemble syntagmatique.

Marianne Alphant : Et Le dernier spectacle ?

Jérôme Bel : J'avais fait trois spectacles et il n'y avait toujours aucun pas de danse, ce qui commençait à me tracasser en tant que chorégraphe. J'avais travaillé sur le squelette du spectacle (les objets), sur l'instrument du spectacle (le corps avec la nudité), sur le rapport du corps avec l'habit et, après, c'était assez problématique de ne pas traiter de la danse. Mais je n'y arrivais pas. J'ai donc décidé de " voler " des danses. Pour des raisons juridiques, je me suis rendu compte que c'était dangereux, je risquais jusqu' à deux ans de prison. J'ai donc décidé de faire la manche, de demander à des chorégraphes de me prêter leurs danses. A ce moment-là, je lisais ou relisais La mort de l'auteur . Et là, l'enjeu m'apparaît : qui dit " mort de l'auteur " dit " naissance du spectateur " - je disparais en tant qu'auteur (je ne fais que copier) et je m'identifie au spectateur. Je retourne le processus théâtral. En général, on demande au spectateur de s'identifier à l'acteur, et là les acteurs s'identifient aux spectateurs. C'est ce qui a donné Le dernier spectacle. Ensuite, je pousse le bouchon un peu plus loin ; on me fait une commande et je dis au producteur : " J'ai fait Le dernier spectacle, je ne peux rien faire d'autre, j’arrête ". Il insiste beaucoup et c'est là que j'ai eu cette idée : je fais une pièce mais je n'en suis que le signataire et quelqu'un d'autre va faire la pièce à ma place. Xavier Le Roy a accepté de faire une pièce dont je serais l'auteur. Ce qui a donné une pièce de Jérôme Bel réalisée par Xavier Le Roy. Personne n'a compris. Dans le champ chorégraphique, ce n'est pas imaginable. Les notions obsolètes de sujet ou d'authenticité sont encore dominantes dans le domaine des arts vivants. Je pourrais continuer comme ça à énumérer les exemples. Il m'est arrivé, en lisant certains textes d'être ému jusqu' aux larmes, ému par cette intelligence qui n'aurait pu atteindre ces degrés que grâce à une sensibilité extrême. On dit qu'on ne fait les choses (des spectacles par exemple) que pour deux ou trois personnes. Mes spectacles s'adressent à lui.

Marianne Alphant : La retenue, la réticence dont fait preuve Barthes à l'égard de l'effet théâtral ou de l'effet tout court, est-ce que vous la partagez ?

Jérôme Bel : Absolument, je hais les effets, et quand je les utilise c'est pour être critique de ces mêmes effets. J'aime la rigueur de Barthes et j'espère que mon travail est lui aussi rigoureux. La spectacularisation m'est insupportable. C'est sans doute pour cela qu'on associe souvent mon esthétique au minimalisme. Barthes à écrit un texte hilarant dans les Mythologies à propos de l'acteur, "Deux mythes du jeune théâtre" que je ne peux m'empêcher de citer: "On sait par exemple que dans le théâtre bourgeois, l'acteur, "dévoré" par son personnage, doit paraître embrasé par un véritable incendie de passion. Il faut à tout prix "bouillir", c'est à dire à la fois brûler et se répandre; d'où les formes humides de cette combustion.(.....) en sorte que la passion devienne elle aussi une marchandise comme les autres, un objet de commerce, inséré dans un système numérique d'échange: je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j'exige une passion bien visible, computable , presque." C'est ainsi que j'ai compris pourquoi régulièrement certains spectateurs des mes pièces demandent à être remboursés à la fin du spectacle et parfois aussi durant la représentation ce qui est assez irritant, je dois l'avouer. A l'opposé de cette débauche d'affects suintants que le spectateur réclame, Barthes parle de la "vénusté" qu'il définit comme la relation érotique du spectateur à l'acteur, inhérente au théâtre, car, je le cite encore: " le théâtre, de tous les arts figuratifs (cinéma, peinture) donne les corps et non leur représentation." Cette "vénusté" n'est possible que dans le contexte du théâtre, c'est à dire, des gens assis dans l'obscurité qui en regardent d'autres agir dans la lumière. Ce phénomène me semble beaucoup plus intéressant que la combustion des sentiments évoquée plus haut, par le seul fait que la vénusté décrit un mouvement du spectateur vers l'acteur et non l'inverse... Le spectateur doit payer non pas pour consommer quelque chose mais pour travailler à définir son désir.

Marianne Alphant : Si Barthes vous conduit ainsi depuis le début, et de plus en plus loin, jusqu'où peut-il vous mener ?

Jérôme Bel : C'est difficile à dire. Aujourd'hui, il y a une chose chez lui qu’il m'interesse d'intégrer, non pas seulement artistiquement mais politiquement et personnellement, c'est sa notion d'"amateur". Cette idée s'élève contre la dimension aliénante du travail. Le projet est de transformer tout travailleur en "amateur", celui qui aime...