RB JEROME BEL
textes et entretiens > 04.2002 the show must go on - krassimira kruschkova
La représentation est la représentation (l’image de l’imagination)

Ce que Jérôme Bel a fait, dans ses précédents travaux, aux corps sur scène, il le fait maintenant — effectivement — au corps de la scène : il le (dé)tourne. Car : The show must go on, selon le titre (détourné) de sa dernière mise en scène. La scène est plongée dans l’obscurité, on aperçoit seulement, devant la rampe, un DJ assis à un pupitre de mixage, introduisant un après l’autre 19 CDs dans le lecteur : Leonard Bernstein, Galt Mac Dermott, David Bowie, John Lennon, Nick Cave, Edith Piaf, etc. La chanson de Queen qui a donné son titre au spectacle conclut le cycle sonore. Et pendant les deux premières minutes, et à plusieurs reprises par la suite, la scène reste plongée dans le noir. La mise en scène est littéralement déplacée dans l’imagination. Jérôme Bel abandonne donc le spectacle à l’idée du spectacle. Puis, les interprètes entrent en scène. Et s’arrêtent. Ils bougent à peine, ne font que se présenter, non, ils s’exposent. Ils exposent leur regard, ils représentent donc le public, non, ils l’exposent. Dans une confrontation dont la littéralité irrite (ce qui domine, c’est une chorégraphie frontale, tout près de la rampe), le spectateur est atteint par son propre regard et dépossédé de lui-même.

Imagine se fait entendre dans l’obscurité où sont plongées aussi bien la scène que la salle, et ce qui « resplendit » et résonne ici, c’est l’image même de l’imagination, littéralement. Elle ne fait que se référer à elle-même à travers le renvoi supposé à une réalité exclusivement extra-scénique de la chanson. Dans ce paradoxe se trouve scéniquement épelée l’oscillation, l’impossible décision entre le littéral et le référentiel. Le souvenir entre en scène, la mémoire individuelle et collective, dont le code, situé au-delà des modèles courants d’identification (ici les hits musicaux), reste inconnu, illisible. Ce qui est soi-disant vécu en commun échappe justement, de façon paradoxale, à la singularité supposée de l’expérience. Ce qui est mis en scène, c’est l’acte du souvenir, mais qui ne fonctionne plus désormais que de façon extérieure, superficielle. La mémoire a valeur de surface de projection pour des éléments visuels et textuels que le spectacle transmet , pour des imputations idéologiques qui s’appliquent et atteignent un corps toujours déjà dépossédé, irréel.

Sur l’air de I like to move it, d’infimes mouvements sont exécutés, une seule partie du corps est en jeu, différente chez chaque interprète : langue, coude, fesses, etc. Placés sur un rang, frontalement au public, les interprètes forment une ligne de hiéroglyphes de mouvements, une ligne composée de lettres corporelles isolées dont on peut constituer à chaque instant des anagrammes. Et un des interprètes agite le rideau de fond de scène. Que ce soit le rideau, la langue ou les fesses qui sont en mouvement, il ne s’établit aucune hiérarchie de signification. Le corps devient scène, la scène devient corps. La langue pendue se fait rideau, guillemets de la voix, de la chanson, le rideau se transforme en langue ironiquement tirée au milieu du visage de la scène : I like to move it, move it. La confrontation avec le corps sur scène se transforme en confrontation avec le corps de la scène, littéralement. C’est la lingua de la scène qui entre en jeu, son langage et sa langue tout à la fois, le rideau qui ouvre sa bouche / œil / oreille.

Le DJ a installé un spot lumineux pour sa danse / chanson personnelle (Private Dancer), avant de quitter pourtant aussitôt le lieu de son imagination (dans tous les sens du terme). The show (la reconnaissance) must go on : avec une inquiétante disponibilité, les images familières viennent s’ajouter aux airs familiers : Titanic, le couple appuyé à la rambarde du navire, scéniquement multiplié par dix, continue d’exécuter plusieurs fois (à la place du mouvement de la caméra) sa ronde magique avec une économie extrêmement aiguë, les dix couples tournent simplement sur eux-mêmes en gardant la pose. La présence de l’anagnorisis se transforme ici en présent inquiétant, fantomatique de l’élément scénique. Ce qui nous est donné, c’est un cadeau, mais qui agit comme poison de l’identification abusivement contrôlée. Ce qui se donne ainsi n’existe pas. Ce qui est tenu pour donné, la scène de Bel ne l’accepte tout simplement pas.

C’est littéralement, et pas naturellement, que le corps nous parle ici dans ses représentations. C’est justement dans sa littéralité minimale — le corps est le corps est le corps — qu’il subvertit toute tentative de lire ses gestes comme signes en mettant en doute toute référentialité. Et la révélation de la référentialité incertaine des corps textuels aussi bien que des textes corporels met en péril la validité de toute convention scénique. Plus l’action sur scène nous paraît « naturelle », plus elle revient de façon forcée à son artificialité. Ce qui est là, c’est cet écart entre nature et culture qui s’ouvre toujours ailleurs dans le tissu du langage et des corps. Sur l’air de Yellow Submarine, un rayon jaune, une lueur de projecteur, se répand depuis la coulisse sur la scène. Pour la première fois, on entend la voix des interprètes qui reprennent en chœur la chanson : venant du hors-scène, la voix se trouve là d’où vient l’image (la lumière). L’image vient de la voix, qui est absente elle aussi : théâtre. Une littéralité surexposée, au-delà des habitudes sentimentales d’identification, montre le vide concentré de la scène (sous la forme d’un rayon lumineux), comme si c’était la lumière passant à travers une porte ouverte derrière les coulisses. La scène installe une ouverture, présente / représente / expose une ouverture. Et s’éteint. Et si l’événement scénique est marqué / minimisé par l’obscurité, puis par le silence continuellement interrompu sur Sound of silence, c’est la déconstruction belienne des conventions du théâtre et du théâtre des conventions qui est en vigueur ici.

Et lorsque les interprètes, tous munis d’un walkman, se mettent à écouter sur un signe du DJ, c’est l’écoute elle-même —quoi d’autre sinon — qui est littéralement dirigée. Ce qui est montré, c’est la pause, l’entracte, ce qui est omis. 


La crise de la représentation porte sur la représentation du non-représentable, sur l’écoute de l’inaudible, sur la vision de l’invisible, littéralement cette fois-ci. Nous voyons ce qui n’est pas montré, et nous entendons ce qu’on ne peut entendre (sans walkman). Et si un des interprètes écoute I’m still standing tout en se tenant simplement debout sur scène, si l’on se met à danser à chaque reprise du refrain Let’s dance, ou que des couples (à chaque fois différents) s’enlacent plusieurs fois tendrement et en même temps d’une façon vertigineusement solitaire sur l’air de Into my arms, c’est que les interprètes font ce qu’ils chantent, ce que les titres des morceaux leur chantent, et qu’ils épèlent ainsi l’indécidabilité entre le performatif et le référentiel. Le paradoxe de la dépossession suggérée est poussé à l’extrême. Sur Killing me softly, les interprètes s’effondrent sans bruit sur le sol en chantant. Puis restent immobiles, silencieux. Une mort scénique. Une mort de la scène. « He was singing my life with his words », dit la chanson, quelqu’un a chanté scrupuleusement ma vie, l’a chantée jusqu’au bout. Dans une vie (toujours déjà) représentée par des mots étrangers, constituée comme ordre symbolique, on se perd, une perte aussi bien réelle que figurée. L’absence du corps, qui provient uniquement de ses représentations, pousse la sereine nostalgie, l’intelligente émotion de ce spectacle loin au-delà de tout émoi sentimental.

Comme son titre l’indique, The show must go on de Jérôme Bel met en scène par delà les limites de ses possibilités. Le spectacle met en scène doublement au-delà des limites du théâtral, il y réfléchit et il va même plus loin, plus loin que son discours et son méta-discours. Ici, la scène se réfère à elle-même, c’est elle-même qu’elle expose. Mais surtout, elle se tue elle-même, toujours à nouveau portée à disparaître : un degré zéro de la représentation. L’obstination du titre The show must go on prescrit un devoir scénique précaire, qui vaut comme renoncement. La scène de Bel est vertigineusement vide à bon droit. Et ce qui ne cesse d’étonner : sa vacuité se fait de plus en plus intense à chaque moment scénique. Elle met en scène son impossibilité d’être occupée, son effacement qui étourdit chaque fois autrement. Car l’ironique Bel dirige uniquement la mise en scène du spectateur (génitif subjectif / objectif) : mais le spectateur met-il en scène ou est-il lui-même mis en scène ? Le public, extrêmement content et participant au spectacle, ne tombe-t-il pas aussitôt dans le piège de l’habile artiste de la faim Bel, qui détourne de part en part le corps anorexique de son théâtre en le transmettant aux images étrangères, aux réponses des spectateurs, et fait coïncider écriture et regard en ne faisant soi-disant qu’intensifier l’écoute ? Synesthésie plutôt que synthèse.

En 1995 déjà, Jérôme Bel de Jérôme Bel ne signait plus le visible, mais l’invisible : avec un bâton de rouge à lèvres, un interprète nu dessinait des croix sur des parties invisibles de son corps, sur la plante de ses pieds, dans la paume de ses mains, dans le creux de ses aisselles, sur ses paupières, sur sa langue, etc., et cette scénographie manifestait des « obscena », ce qui se montre au-delà de la scène, elle cochait, soulignait ce qu’à vrai dire elle biffait. Et Le dernier spectacle (1998) de Jérôme Bel quittait effectivement le plateau dans la mesure où chaque scène se répétait plusieurs fois en diminuant peu à peu jusqu’à se réduire littéralement à rien d’autre qu’un microphone devant un rideau tenu en l’air (à la place du fameux miroir de la scène), derrière lequel l’action plusieurs fois répétée et mémorisée par le public n’avait même plus besoin d’être exécutée.

Et maintenant la représentation continue à scénographier la représentation, dans un post-scriptum, un « post-spectacle ». Car : The show must go on : une performance affirmative, une « afformance », qui signe, souligne et dessine la scène en tant que sound nostalgique (et avide de voir), en tant qu’élément sonore entre le littéral et le métaphorique.