RB JEROME BEL
textes et entretiens > 04.2000 divers - katja werner

Jérôme Bel ne cherche pas à se faufiler, il n’est pas démagogue, comme certains critiques effrayés l’ont affirmé. Que faut-il de plus, Le dernier spectacle évite largement tout « spectacle ». Oui, il y a de la danse - un extrait de Wandlung (1978) de Susanne Linke - mais au long de la soirée même ces restes de tradition disparaissent graduellement. On ne peut pas posséder et retenir la danse. De façon appropriée, si ce n’est par coïncidence, c’est accompagnées par La jeune fille et la mort de Schubert que quelques illusions trépassent en douceur.

L’esprit brillant de Bel allié à une apparente indifférence envers l’abstraite « perfection » font de ses pièces un commentaire impertinent de l’idée du « corps universel », de l’identité de la chorégraphie, du sens des noms et des marques. Qu’Hamlet soit remplacé par un homme en sous-vêtement n’est pas une « Contradiction » en soi, néanmoins c’est lié de près à la métaphysique. "Susanne Linke" réapparaît quatre fois, juste pour prouver que les pas peuvent être appris mais pas répétés. Original, copie, réel et fausses identités sont malaxés une fois pour toutes. Tout est éphémère, surtout sur scène.

Bel répète sa leçon encore et encore. Ses pièces sont des études en profondeur des différentes facettes d’une énigme. La réalisation la plus paradoxale : la répétition n’apporte pas l’éternité (à un corps, une chorégraphie, une personne) mais accélère le processus de détérioration en créant constamment de nouvelles couches ; les signes évoquent d’autres signes, sans découvrir quelque chose d’essentiel « en dessous » ou « en dedans », alors que dans le même temps ils conditionnent la perception et créent (une base pour) la reconnaissance.

Noms et marques sont un point de départ apprécié. Même si la relation de Bel avec ceux-ci est pour le moins ambivalente. Le titre de sa pièce de 1994, Nom donné par l'auteur, le suggère avec poésie par onomatopée, en jouant sur la phonétique de « nom » et « non ». Noms. Dans Le dernier spectacle (1998), Jérôme Bel se renie. Dans Jérôme Bel, il se place au centre de l’investigation. "Quel corps est moi ?" - quel corps est-il réellement? De toutes parts, les deux acteurs cherchent, à travers leur nudité dans ce qu’elle a de plus physique, une connaissance approfondie d’eux-mêmes. Quelques années plus tard, Bel semble s’être en partie résigné au fait que, quels que soient le nombre de fois que l’auteur dit "Non !", l’œil de celui qui le regarde le catégorisera. Et dans le choix d’une catégorie, nous sommes aidés par des marques que nous ne pouvons qu’attribuer à nous mêmes. Regardez seulement vos habits. Shirtologie porte le témoignage de la puissance des marques, quand le danseur Frédéric Seguette enlève un à un ses quinze tee-shirts arborant différents graphismes et inscriptions, ou quand nous voyons « Madonna » danser un slow avec « Kurt Cobain » passant outre les deux étrangers innocents qui revêtent ces étoffes signifiantes. Les danseurs sont maintenant identifiés à nos associations de notre réception de l’image publique des pop stars. Convenez-en avec moi, cela prête à confusion.

La confusion arrive à un summum dans Xavier Le Roy, pièce commandée par Bel, chorégraphiée par Le Roy à partir de ce que ce dernier perçoit comme les éléments significatifs de l’alphabet chorégraphique de Bel. Quiconque essaie de déterminer qui peut justement être désigné comme l’auteur du projet, risque de s’embourber dans les lois du droit d’auteur.

Auteur ? Original ? Copie ? Célébrité ? Qui applaudissons-nous maintenant ? Et qui payons-nous ?

Heureusement, Bel nous présente : le public. Le spectateur comme l’auteur de sa perception, donc part intégrante dans l’écriture de toutes images (corporelle), chorégraphie, et spectacles du premier au dernier.

Dans Le dernier spectacle, Jérôme Bel graduellement réduit la chorégraphie à un rideau noir qui bouge, puis seulement à de la musique. Les pas, supposément, sont répétés dans notre mémoire - nous sommes les acteurs d’une danse qui n’existe que dans nos têtes. Et nous apprenons combien fragile est la danse, et combien subjective en est notre perception.

Le dernier spectacle ? Dieu merci, Bel n’a pas tenu sa promesse. À l’occasion de la première de la saison du Schauspielhaus à Hamburg, il a proclamé avec conviction : The show must go on. Ceux d’entre vous qui se demandent comment il peut continuer après sa dernière approche radicale, seront soulagés d’apprendre deux choses : il est reparti d’où il s’était arrêté, et il y en avait encore beaucoup à enlever. Cette fois, il a dépecé la forme artistique jusqu’au squelette. Mais au lieu de devenir un frugal traitement cérébral pour académiciens, la grande majorité du public, j’en témoigne, s’en est trouvée repue. (…)

Bel est un artiste, pas un enseignant. Néanmoins si vous prenez garde à penser lorsque vous regardez, certaines choses s'imposeront à vous. Bel rend impossible toute revendication d’une identité et du corps comme valeur de fac(ad)e, en les faisant disparaître, en masquant, ou masquant inopinément (Le dernier Spectacle), en rendant multiple ou masquant de façon ostentatoire (Shirtologie). L' « essence » n'est plus un point de référence, la faç(ad)e est le spectacle. Alors qu’il dévoile le contenu caché, cela paraît scénographié, et lorsqu’il essaie l’approche opposée, le voile apparaît. Et finalement, il n'y a pas d'authenticité sans doute, et donc pas de faux sans vérité. Les pièces de Bel décapitent notre terminologie, font voler en éclats les catégories fondamentales (vrai, identique, faux, etc...). Ce faisant, il défie le lieu de la signification, et sa relation avec le monde matériel. Est-ce que le théâtre est vraiment ce que vous voyez SUR SCENE, ou est-ce ce que VOUS VOYEZ sur scène ?

La critique négative, d’habitude basée sur une image clairement définie d’un art bon, esthétique, et signifiant en opposition à l’impertinence répétée d’un dilettante est totalement hors sujet. Parce que non seulement, on a rarement vu un morceau de dramaturgie si parfait (reposant sur le choix et l’ordre des musiques, et la traduction littérale de la partition dans le rythme de l’action) ; mais de plus, The show must go on est tout sauf un plaisir intellectuel. Bel utilise les médias (danse ou mouvement, musique, dramaturgie, éclairage) pas uniquement pour exciter l’attention, ni purement dans une esthétique, mais d’une façon réflexive pleine d’humour. Il n'utilise pas des moyens théâtraux pour exprimer ses idées, mais il met en scène et montre le processus du théâtre. Le show investit comment un chorégraphe utilise des signes pour stimuler des émotions, évoquer des associations, créer du sens dans un dialogue avec l'imagination du spectateur. Seulement, au lieu de faire cela caché derrière un scénario, des costumes, de vrais danseurs possédant une technique parfaite, il étale le mécanisme nu, l'intertexte sans le contexte. Le moins que l'on puisse dire c'est que les effets sont surprenants. Être en tête du courant, néanmoins, n'est pas la garantie que le public va vous aimer. Jérôme Bel a appris à faire avec la désapprobation ou le pessimisme culturel autant qu’avec les oraisons. En voici une : le travail de Bel est réel, éphémère, excitant, intelligent, et super, super agréable.