RB JEROME BEL
textes et entretiens > 06.2013 disabled theater - marcel bugiel et jerome bel

Marcel Bugiel : Te souviens-tu encore de tes premières sensations par rapport aux acteurs du Theater Hora - des sensations que tu as eues quand tu as vu ces individus handicapés mentaux pour la première fois ?

Jérôme Bel : La première fois que je les ai vus, c'était sur les DVDs que tu m’avais envoyés. L'émotion fut si intense que je ne pouvais pas penser. Je me suis rendu compte que je n'arrivais pas à comprendre cette émotion, ce qui est inhabituel chez moi. Mon désir de travailler avec eux est venu de cette première expérience car j'avais besoin de comprendre ce qu' il m'était arrivé quand je les ai vus pour la première fois.

Marcel Bugiel : Disabled Theater est en quelque sorte la reconstitution de la situation de votre première rencontre et inclut l’assistant qui était censé traduire dans leur langue, le suisse allemand, les choses que tu leur demandais de faire. Il y a une grande distance entre toi et eux, qui est peut-être tout d'abord due aux circonstances, mais que tu sembles vouloir maintenir, peut-être pour aller justement contre cette émotion première - ou bien pour mieux pouvoir la saisir...

Jérôme Bel : Les circonstances n'aident pas à la proximité : les acteurs vivent à Zurich, moi à Paris. Je n'aime pas répéter donc nous nous voyons très peu et surtout ils ne parlent que le suisse allemand que je ne parle pas. Mais en général je suis assez distant avec les gens avec lesquels je travaille. J'ai beaucoup de mal à entretenir une relation amicale avec les performers pendant les répétitions, je pense que je ne veux pas que des affects puissent interférer dans le projet artistique. C'est seulement après que la pièce est terminée que je peux me rapprocher des performers. J'ai toujours pensé que le spectateur devait s'identifier à moi, qu'il ou elle revive les différentes étapes du travail que j'ai effectué. Les pièces sont toujours le récit chronologique du travail que j'ai développé seul ou avec les performers. Le ou la spectatrice doit passer ainsi par les mêmes étapes émotionnelles et intellectuelles par lesquelles je suis moi-même passé au cours de la recherche. Ils suivent l'expérience et ensuite en tirent les conclusions qu'ils veulent.La distance m'aide à mieux contenir les émotions, c'est sûr, à ne pas me laisser dépasser par elles afin de pouvoir mieux analyser les enjeux de la pièce, d'être le plus précis possible dans le discours qu'elle produit. Cette distance est aussi un des paramètres essentiels du théâtre, de la représentation scénique. En effet, la distance réelle entre la salle et la scène, entre le spectateur et le performer est une des conditions nécessaires pour qu'il y ait événement théâtral. C'est cette distance qui est à parcourir par le public, c'est cette énergie qu'il doit fournir qui fait de lui ou d'elle un spectateur. Si il n’y a pas de distance, de séparation, il n y a pas théâtre, c'est seulement la vie et dans la vie il n y a pas de spectateurs, il n’y a que des acteurs. C'est pour cela qu'en tant que metteur en scène, je dois préserver cette distance, je dois me situer à distance afin de voir ce que les spectateurs verront. Cette position produit cette esthétique particulière qui est la mienne. Elle m'est constitutive et je n'y peux rien changer. Dès que j'ai essayé de le faire cela a échoué.

Marcel Bugiel : Dans cette esthétique, le théâtre est avant tout un dispositif d'observation. Et l'objet principal de l'observation est bien les individus sur scène, les performers. La focalisation sur leur individualité était spécifiquement le sujet de tes travaux précédents, les solos de danseurs tels que Véronique Doisneau ou Cédric Andrieux - le spectateur était invité à découvrir les individus derrière les représentations virtuoses que ces danseurs sont censés donner normalement. Or, cette pièce maintenant ne s’appelle pas Theater Hora, elle s’appelle Disabled Theater.

Jérôme Bel : C'est précisément le nouage du handicap et du théâtre qui m'intéresse, ce couple handicap/théâtre. Comment le théâtre est modifié quand il est pratiqué par des acteurs avec un handicap mental, et qu’ est ce que le théâtre produit sur les acteurs avec handicap mental. Mon projet artistique c'est le théâtre, d'essayer de comprendre sa structure, son fonctionnement, son pouvoir. Chaque pièce est une sorte d'expérience scientifique pour cette recherche. On pourrait dire que les acteurs handicapés mentaux, tout comme Véronique Doisneau ou Pichet Klunchun sont des sortes de cobayes me permettant de faire avancer mon investigation sur le théâtre et la danse. Le travail avec tous ces performers me permet d'apprendre sur le théâtre et c'est pour cela que je décide de travailler avec eux.
Dans le cas des acteurs du Theater HORA, ce qui me fascine c'est leur manière de ne pas avoir intégré certaines règles du théâtre. En effet, j’ai moi-même travaillé beaucoup à partir des conventions théâtrales et chorégraphiques naturalisées par les performers, les spectateurs, les chorégraphes, les metteurs en scène. J'ai fait un travail de déconstruction de ces conventions normatives. Les acteurs handicapés mentaux, du fait de leurs altérations au niveau cognitif, n'ont pas intégré certaines de ces conventions. Cette situation est extrêmement intéressante pour moi car leur théâtre est d'une certaine manière plus libre que celui des performers habituels. Leurs libertés révèlent des possibilités théâtrales jusqu'alors insoupçonnées pour moi. Ça c'est la première partie du programme: quel théâtre ces acteurs produisent-ils ? La deuxième c'est : pourquoi produisent-ils ce théâtre ? Et la première chose à se demander c'est : qui sont-ils ? C'est alors qu'un autre champ de recherche apparaît, celle de l'individuation des performers. Il m'est impossible d'en faire l'économie. Le coeur de mon théâtre c'est le performer : il ou elle doit apparaître sur scène en tant qu'artiste, travailleur, citoyen, sujet, individu dans sa singularité la plus absolue. C'est cette singularité qui peut me révéler ce dont le théâtre est capable justement. Les acteurs handicapés (ou incapables!) ouvrent de nouvelles possibilités, de nouvelles facultés !

Marcel Bugiel : Et tu n'as pas peur qu'il y ait des spectateurs qui penseront que tu fais du "freakshow", que tu exploites ces acteurs, que tu exposes leurs handicaps, qu'il y a du voyeurisme dans le spectacle  ?

Jérôme Bel : Je n'ai pas peur de ça. Pour moi le théâtre c'est justement de pouvoir voir ce qu'on ne voit pas d'habitude, ce qui est caché, dérobé au regard. Le théâtre qui montre ce que l'on connaît par coeur, qui ne prend pas de risque dans la représentation, qui ne questionne pas la représentation, qui ne pousse pas la représentation à ses limites ne m'intéresse pas. Si on ne va pas au théâtre pour être voyeur de ce qui est interdit de voir, je ne comprends pas pourquoi on y va. Moi, je n'y vais qu'avec cet espoir là. La question de la représentation des handicapés est compliquée car elle est une des choses les plus impensées aujourd'hui. On ne sait pas comment réagir face à eux, leur présence produit une grande gène parce qu'ils ne sont pas représentés dans la sphère publique. Et tant que cela durera la gène et le malaise continueront. Le seul moyen est la confrontation. Il faut pouvoir être en contact avec eux. Le dispositif théâtral est un moyen de provoquer cette rencontre, il comporte des risques, c'est sûr, dus à cet état d'exclusion des handicapés dans la société, à notre manque de connaissance sur eux. Je suis absolument convaincu qu'il faut donner à cette communauté une visibilité plus grande. C'est le seul moyen pour que les rapports avec eux soient « pacifiés ». Je dirais que je préfère mal montrer que ne pas montrer du tout.