RB JEROME BEL
textes et entretiens > 03.2002 divers - tanz aktuell ballet international

Gerald Siegmund : Depuis 1994 tu as réalisé six pièces dont la première nom donné par l’auteur a mis deux danseurs au même niveau avec des objets qui sont manipulés et déplacés sur scène. L’absence de la danse en tant qu’expression personnelle et originale amène-t-elle une présence de la chorégraphie ?

Jérôme Bel : Oui, effectivement. Le choix d'utiliser des objets à la place de danseurs (Frédéric Seguette et moi-même n'ayant pour seule fonction que de les déplacer sur la scène durant le spectacle) venait d'une volonté de réification des codes théâtraux et chorégraphiques. La qualité mécanique et inerte des objets s'opposait à celle "affective" et vivante de danseurs habituellement utilisés pour un spectacle de danse. La déshumanisation de la pièce permettait, ainsi, d'éviter tout affect mal venu dans ce projet. Le choix d'utiliser des objets, l'absence de tout illusionnisme, la retenue maximale de notre présence sur scène faisait partie d'une stratégie permettant de faire apparaître une chorégraphie, où paradoxalement pas le moindre pas de danse ne serait même esquissé ! En effet il ne restait de cette opération qu'un squelette de spectacle de danse : un squelette-chorégraphie débarrassé de sa chair-danse. Comme vous dites "une présence de la chorégraphie" puisque nous avons essayé de rendre tout le reste le plus absent possible.

Gerald Siegmund : Tu écris tes pièces comme un écrivain écrit un livre. Avant les répétitions avec les danseurs, le scénario est fini. Tu n’aimes donc pas travailler avec l’improvisation. Pourquoi ?

Jérôme Bel : J’écris les spectacles avant de rencontrer les acteurs. Ceci sans doute par paresse car je n'aime pas du tout répéter. Je trouve ces répétitions de plus en plus vaines, il me semble qu'il n'y a plus qu'une pratique théâtrale possible pour moi, c’est-à-dire celle de la représentation publique. L'écriture de la pièce, en solitaire ou entouré de quelques assistants fidèles et compréhensifs, les répétitions avec les interprètes ne sont que des spéculations hasardeuses car le théâtre ne peut se pratiquer sans la présence du public qui altère tout. La comparaison avec l'écrivain est pertinente à ceci près : l'écrivain écrit pour la "page blanche" du livre, moi pour la "boîte noire" de la scène. Quant à l'improvisation, elle me semble une pratique totalement surestimée dans le champ chorégraphique aujourd'hui. Le présupposé de liberté et d'authenticité du sujet généralement admis par les improvisateurs me semble relever d'une attitude extrêmement naïve. Des gens comme Foucault, Deleuze ou Bourdieu ont démontré combien était illusoire un tel concept. Les recherches en neuro-sciences ne font que certifier un peu plus chaque jour leurs énoncés. Les nombreux spectacles d'improvisation que j'ai pu voir ces dernières années dans différents festivals à travers le monde ne m'ont montré que l'incroyable conformisme des résultats de cette pratique, qui n'est pas honteuse loin de là, mais qui, il me semble, demande à être réinterrogée profondément par qui l'utilise.

Gerald Siegmund : L’absence du corps dansant dans nom donné par l’auteur aboutit à l’absence du corps naturel dans Jérôme Bel. La pièce met en question le mythe moderniste d’un corps vitaliste qui ne ment jamais en dansant. Au lieu d’être un instrument de la vérité, il apparaît comme corps éloquent, presque baroque dans sa capacité rhétorique.

Jérôme Bel : Oui, c'est cela, le corps comme outil critique, et donc comme agent discursif. Il y a quelques années dans un festival que je ne nommerai pas, lors d'une conférence de presse à laquelle je participais avec d'autres chorégraphes invités par ce même festival, une chorégraphe, que je ne nommerai pas non plus, a dit :“ le corps ne ment pas ”. De tel propos reposent sur ce vieux mythe moderniste infect, englué de judéo-christianisme. Le corps n'est pas le sanctuaire de la vérité, de l'authenticité ou de l'unicité. Il est profondément soumis au culturel, au politique et à l'histoire. Il n'y a pas à chercher bien loin une preuve dans notre propre champ. Par exemple, un danseur ne marche pas sur une scène comme un amateur. Je vois tout de suite quand un danseur de mes spectacles prend des cours de danse. Personnellement je préfère quand ils ne s'entraînent pas... ce qu'ils acceptent, généralement avec enthousiasme. L'étude (anthropologique, médicale, sociologique, psychanalytique, etc...) et la connaissance de ces nombreux agents qui altèrent le corps (ses clichés, ses interdits culturels, sa perception, ses mouvements, etc.) m'ont permis d'articuler dans Jérôme Bel, un discours critique sur le corps au moyen du corps lui-même.

Gerald SiegmundShirtologie avec tous ses slogans de T-shirts propose un corps qui doit être lu, un corps culturel plutôt que personnel.

Jérôme BelShirtologie est issu des découvertes qu'a permis Jérôme Bel. Le pas à franchir après le constat où m'a amené Jérôme Bel était d'essayer de voir ce qu'on pouvait faire de cette "culture physique", disons culture corporelle plutôt. Ainsi l'enjeu était de voir comment il était possible de réagir à cette aliénation culturelle que le capitalisme fait peser sur nos corps, car c'est bien de cela qu'il s'agit puisque l'idéologie culturelle dominante actuelle est économico-politique. Donc, si Jérôme Bel était le constat de cette emprise d'une culture capitaliste au plus profond du corps, Shirtologie se proposait de résister à ce capitalisme. Cependant ,la stratégie trouvée dans la pièce ne fut pas tant de résister que d'utiliser la force du capitalisme, de profiter de son énergie afin de le subvertir et de l'utiliser pour son propre compte. Aussi je pense que l'on passe dans Shirtologie de la sphère publique à la sphère privée. En effet, les T-shirts, publicitaires, aux messages exaltant un capitalisme triomphant, présentés dans un certain ordre, permettaient à l'acteur de composer un discours beaucoup plus personnel mettant à mal l'idéologie dominante actuelle.

Gerald Siegmund : Jérôme Bel est aussi une façon de questionner les éléments constitutifs d’un spectacle de danse : le corps, ses représentations sur scène, son interaction avec l’espace et les autres corps, la lumière et la musique.

Jérôme Bel : Stimulé par la lecture du Degré zéro de la littérature de Roland Barthes, je me posais la question du "degré zéro du spectacle de danse". J'en vins à isoler 4 éléments qui composent d'une manière un peu schématique, je l'avoue, un spectacle de danse :

- Le corps... or il y en a deux dans l'humanité, la femme et l'homme. J'ai donc mis deux danseurs nus sur scène de sexes différents.

- La musique. Je voulais la musique la plus "degré zéro possible” ! J'ai pensé que la voix serait l'instrument le moins encombrant et le plus corporel. J'ai donc demandé à une actrice de chanter nue, sur scène. Le choix de la musique obéissait à des choix dramaturgiques qu'il serait fastidieux de décrire ici mais toujours est-il que mon choix s'est arrêté sur le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky, œuvre qui me permettait de relier la pièce au champ de la danse.

- La lumière fut plus problématique, le degré zéro de la lumière étant évidemment le soleil... or il eut été assez difficile de jouer en extérieur avec des acteurs nus sur scène dans nos contrées aux climats tempérés. Mon choix s'est donc arrêté sur le degré zéro de la lumière électrique ! J'ai donc demandé à une actrice nue d'éclairer la scène au moyen d'une banale ampoule électrique, qui est toujours la même que celle qu'inventa Thomas Edison.

Gerald Siegmund : Le jeu avec la fonction d’auteur est intégré à tes pièces. Mais plus tu essaies de t’absenter, plus une certaine “ esthétique Bel ” a surgi. Est-ce qu’on peut parler d’une re-affirmation de l’auteur ?

Jérôme Bel : Oui il y a un paradoxe qui reste très problématique pour moi. La tentative de disparition de l'auteur-acteur (car comme disait Flaubert "Emma Bovary, c'est moi" je peux dire "Frédéric Seguette, c'est moi", acteur principal de toutes mes productions jusqu'à The show must go on car je pense qu'avec cette pièce, ma position “ auteuriste ” a changée mais il est trop tôt pour en parler. Le devenir impersonnel de l'auteur-acteur qui était le projet initial s'est trouvé contrarié par le surgissement de ce que vous appelez: "esthétique Bel". En réfléchissant à cet état de fait, je me suis aperçu que ce qui avait été opérant dans ces cinq pièces, c'est que dans cette volonté de disparition passant par des réductions, des soustractions de la présence de l’auteur-acteur, il m'apparaît que le projet est d'essayer d'isoler un "irréductible humain". Je veux dire d'essayer de définir le sème humain, le sème étant "l'unité minimale de signification".

Gerald Siegmund : La notion d’absence qui traverse toutes tes pièces est liée à la notion de mort dans Le dernier spectacle.  Après un jeu d’identité, de répétition et différence, tu as systématiquement éliminé ou vidé, dépeuplé même, la scène de danseurs et d’actions. Ce qui reste, c’est l’appareil du théâtre mis à nu. Sauf un walkman qui fait entendre tous les noms des spectateurs dans la salle. C’est un moment sinistre parce que ca évoque une nécrologie. Mort du chorégraphe, mort de l’auteur, mort du spectateur dans le sens littéral puisqu’on ne voit plus rien.

Jérôme Bel : La dernière scène du Dernier spectacle peut évoquer une nécrologie jusqu'au moment où le spectateur entend son propre nom et là il comprend que c'est une liste de vivants, la liste des spectateurs qui ont réservé leurs places de théâtre. C'est parce que les acteurs ont abandonné la scène, qu'il ne se passe donc rien sur scène, que le spectateur est ramené à sa singularité, c’est-à-dire un voyeur qui n’a plus rien à voir ! C'est à ce prix, la disparition de l'acteur, que le spectateur peut prendre conscience de son rôle. J'estime que les spectateurs sont les co-producteurs de mes pièces. Sans eux il n'y a pas de spectacle ! C'est grâce à eux, grâce à leurs réactions, peu importe qu'elles soient compréhensives ou hostiles, que je comprends moi-même ce que j'ai fait. C'est pourquoi dans "Le dernier spectacle" où nous nommions tous les personnages incarnés sur scène: Jérôme Bel, André Agassi, Hamlet, Susan Linke et Calvin Klein, il me semblait évident qu'il fallait aussi nommer tous les autres acteurs : les spectateurs. Le spectacle vit et donc meurt à chaque représentation, il me semble que seuls les spectateurs sont la mémoire de la représentation. Il sont les témoins de la mort du spectacle. Vous savez ce qu'a dit Heiner Muller (je m'excuse la citation, je crois, n’est pas exacte) : "Les gens viennent au théâtre pour voir mourir les acteurs"

Gerald Siegmund : L’absence du spectacle de la représentation donne naissance au spectacle mental ou psychique du public. Cela me rappèle toujours Samuel Beckett et ses consciences paradoxales qui en parlant sont toujours proches de mourir, mais en parlant ne peuvent pas mourir.

Jérôme Bel : La référence à Beckett me fait extrêmement plaisir. Son œuvre est une source de réflexion inépuisable pour moi. Son écriture dramatique travaille aux limites du théâtre, c'est ce que j'essaie de faire aussi, tant bien que mal. La limite de la danse : la chorégraphie dans "nom donné par l'auteur" ou le corps dans "Jérôme Bel". La limite de l'auteur : la copie (impossible) de Susanne Linke ou ma pièce faite par Xavier Le Roy. La limite de la représentation : le vide dans "Le dernier spectacle" et dans "The show must go on". Si Beckett a écrit " L'innommable", un comble pour un écrivain, je cherche, moi, à représenter l'irreprésentable.

Gerald Siegmund : Par conséquent, Xavier Le Roy, ta pièce suivante joue avec l’absence du chorégraphe. Tu as signé la pièce comme auteur, mais est un autre, Xavier Le Roy, qui l’a réalisé. Tu proposes une notion de chorégraphe comme discours et non plus comme personne. C’est comme le deuxième corps de chorégraphe qui est plus un corps biologique ou naturel dans le sens du code légal, mais un corps discursif comme ensemble de régles qu’on peut employer dans le sens d’une participation créatrice.

Jérôme Bel : Absolument. Ce qui est important est ce qui est dit et non pas qui le dit. Le culte de la personnalité est une aberration totale. J'admire énormément le travail de Xavier Le Roy, c'est de plus une des personnes les plus articulées qui soit. Il a accepté ma proposition car il pouvait ainsi poursuivre ses recherches alors que moi au contraire je ne voulais rien faire. Il a pris le relais, poursuivi certaines de mes tentatives précédentes et le résultat qu'il a atteint m'a permis à moi de continuer à travailler et de produire "The show must go on". Je lui en suis très reconnaissant comme à Susanne Linke lorsqu'elle m'a donné la permission d'emprunter son solo Wandlung. Ces autres "corps" m'ont permis d'aller plus loin dans la compréhension de mon propre corps

Gerald Siegmund : Si on veut, on peut construire une petite meta-histoire de tes pièces. “ Le dernier spectacle ” annonçait la disparition de Jérôme Bel et ses spectacles. Xavier Le Roy était une manière de continuer comme un autre, comme un spectre. The show must go on est comme une résurrection dans un double sens : un, résurrection du spectacle, deux, résurrection des acteurs et danseurs sur scène, qui après avoir traversé tout une vie da la naissance dans Tonight jusqu’a la mort dans Killing me softly se lèvent pourThe show must go on. Le spectacle, c’est comme des Mémoires d’ outre-tombe que seulement le théâtre rend possible. Tu travailles toujours en dedans de la représentation théâtrale. C’est pourquoi tu crois au théâtre ?

Jérôme Bel : J'aime le théâtre, mais je n'y crois pas, au sens religieux du terme. Disons que je me méfie de lui. Chacune de mes pièces interroge à un moment donné la légitimité même du théâtre, des acteurs et de l'auteur. Il est cependant peut-être vrai qu'avec The show must go on, ce rapport conflictuel avec le théâtre s'adoucit. C'est pour ça que, dans cette pièce, les acteurs "ressuscitent" après qu'ils ont été tués ! Ils ressuscitent même deux fois. Jusqu'à cette pièce, j'ai toujours considéré le spectacle comme une lutte sans merci avec le lieu théâtral, les spectateurs, les acteurs et moi-même. Le théâtre comme le château sadien/pasolinien de Salo ou 120 jours de Sodome. Ce choix délibéré de travailler "en dedans" du théâtre est difficile à expliquer. Mon projet artistique est de travailler les structures théâtrales, ayant la certitude que si le théâtre existe encore c'est qu'il est représentatif de structures psychiques, sociales et politiques de la société. Il doit y avoir des parallèles entre la structure théâtrale et la structure de la cité, l'histoire du théâtre et l'histoire de l'humanité. Il me semble donc que mon choix de travailler en dedans du théâtre permet de révéler des problématiques "enfouies" de la société. Je m'excuse cette explication n'est pas encore très satisfaisante... désolé. 

Gerald Siegmund : Dans Le dernier spectacle, tu as fait cadeau au public en lui donnant le spectacle à réaliser. DansThe show must go on tu fais cadeau au public en travaillant le rapport entre scène et salle. Ce qui provoque les réactions du public quelquefois violentes dues à la grande nivellation des différences entre acteurs et spectateurs : on se voit soi même parce que, dans le cadre du théâtre, la représentation est au point zéro.

Jérôme Bel : Dans Le dernier spectacle, je demande aux spectateurs de devenir chorégraphe-danseur, dansThe show must go on,  je ne leur demande rien d'autre que de rester eux-mêmes, de "jouer" à être des spectateurs. Un des enjeux deThe show must go on était de ne pas dominer les spectateurs. Les acteurs exécutent des actions que TOUT LE MONDE peut faire, ils ne font preuve d'aucun savoir-faire et encore moins d'une quelconque virtuosité sur scène. Ceci afin de produire une égalité acteurs/spectateurs. Or c'est cette égalité entre acteurs et spectateurs qui a provoqué des réactions extrêmement agressives de spectateurs qui sans doute préfèrent s'identifier à des héros plutôt qu’aux acteurs deThe show must go on. Conclusion : si tu ne domines pas le public, il essaie de te massacrer. Heureusement cela n'arrive pas tous les soirs et cet équilibre dont je parlais plus haut se produit quelques rares fois et ces moments, possibles uniquement dans l'enceinte d'un théâtre, me console des violences passées et à venir.