RB JEROME BEL
textes et entretiens > 12.1999 le dernier spectacle - christophe wavelet
L'après-spectacle

« (...) l'instant qu'ils y brillent et meurent dans une fleur rapide, sur quelque transparence comme d'éther ». Stéphane Mallarmé (1)

Le dernier spectacle
Le dernier ? Oui, le dernier. C'est en tout cas par ce titre qu'il se signale à nous, et ceux qui ont fréquenté les précédents travaux du dénommé Jérôme Bel en auront savouré d'emblée, par prétérition, le caractère de mordante ironie. Quatrième opus d'un chorégraphe dont ce n'est pas le moindre paradoxe qu'il n'ait à ce jour jamais ‘écrit' le plus petit commencement de danse, comment devons-nous l'entendre ? Pareil syntagme nous signale-t-il, simplement, que nous assisterons ici au plus récent de ses travaux, ou bien que nous nous apprêtons, candides spectateurs que nous sommes, à être les témoins de l' ultime spectacle concevable? Plus souvent qu'à son tour coutumier de tels jeux d'ambivalence sémantique, il semble que l' auteur — comme on disait jadis — se soit dès l'abord disposé à ne pas nous exempter du régime urticant de l'intranquilité. Mais après-tout, n'est-ce pas de notre plein gré que nous sommes venus jusques en ce théâtre ?

Entrées
Un homme entre, s'avance vers le public, s'immobilise à l'avant-scène, au centre. Il porte lunettes, bleu de travail, tee-shirt et brodequins de cuir. À son poignet, une montre-chronomètre ; déclare : "Je suis Jérôme Bel", puis actionne le mécanisme. Soixante secondes plus tard, la sonnerie électronique ayant retenti, il se retourne et sort.
Entre alors un second, qui effectue le même trajet. Une tenue de joueur de tennis le vêt, bleu marine et blanche, dûment assortie d'une casquette, d'un bandeau de poignet et d'une raquette ; déclare : "I am André Agassi" puis se retourne vers le fond de scène, dont le rideau de velours noir s'écarte pour découvrir un mur blanc; recule; lance successivement plusieurs balles contre ; un peu plus tard, s'immobilise et sort. De la description, que c'est la peine...
Raffiner la description, ce serait par exemple préciser que le phénotype des deux hommes est blanc, qu'ils ne s'y résument pourtant pas, que l'un et l'autre sont de taille et de corpulence ‘'moyenne'; qu'il sont bruns; que la monture des lunettes du premier, épaisse, est de format rectangulaire à effet d'écailles; que son tee-shirt comporte l'emblème graphique d'un festival hollandais de danse contemporaine connu des amateurs, quand la tenue du second est composée des short/tee-shirt/chaussettes et tennis réglementaires pour ce sport (approche anthropo-esthétique). Ou bien chercher à qualifier leurs démarches respectives, l'amplitude de chacune et la gestion pondérale qu'elle engage ; évaluer les spécificités motrices, les caractéristiques gestuelles de l'activité déployée par le second ; constater que l'étayage gravitaire de leurs corps respectifs est plutôt orienté vers le bas (approche structurale de l'effort). Ou encore noter que les avant-bras comme la naissance du cou du premier, visible au dessus de la limite supérieure du tee-shirt, laissent paraître une pilosité relativement abondante, dont l'architectonique apparaît soyeuse et lisse (approche érotico-burlesque); que le second souffle puissament à chaque frappe de balle (approche pneumatologique), lesquelles sont ramassées de temps à autre en un mouvement qui les fait coulisser depuis le pied levé jusqu'à la main vacante, usant de sa raquette d'un geste ascencionnel et vif (approche stylistique). Il serait enfin loisible de prêter attention aux voix (approche phonologique), à leurs intonations également calmes, tendant vers le neutre (approche comparatiste); l'économie des gestes, la précision à laquelle d'évidence ils répondent; le peu de mouvement effectué par le premier, la dépense du second et l'usage postural qui les rend possibles (approche analytique de l'effort); les dimensions, matériaux et couleurs de la scène (approche scénologique), ainsi que le nombre des fauteuils de la salle (approche socio-gestionnaire).

Quand faire, ce n'est pas dire
Toute latitude s'offrirait alors de poursuivre ainsi pour chacun des seize « actes », chacune des seize séquences qui scandent ce Dernier spectacle. Chaque supplément descriptif ajouterait à la mise en scène du texte lui-même, c'est-à-dire à la puissance de suggestion à laquelle il prétend, à partir de la nuée perceptuelle qui l'informe et le rend possible. Pourtant, en procédant de la sorte, on s'alignerait encore implicitement sur le régime de la critique dite "processuelle", qui a ses avantages, mais confond souvent causalité et interprétation, tout en caressant secrètement l'espoir d'épuiser son objet (quand c'est d'évidence l'inverse qu'elle produit — in memoriam Georges Perec). Or on voit vite qu'une telle approche, d'instituer chaque séquence en document de son processus, ne saurait nous satisfaire. Inévitablement elle débouche, au mieux, sur le vertige d'un sens qui n'est voué qu'à se boucler sur soi-même ad libitum . Au pire, sur un dispositif trivial qui confond trop vite prise de pouvoir et travail d'élucidation.
En d'autres termes, accorder la priorité à une question de type "comment ça se passe?", c'est procéder à un genre de lecture qui, seul ou suivi de notes plus ou moins humorales, court sans cesse le risque de ne susciter qu'un leurre à prétention (onto)génétique. Or ici pas plus qu'ailleurs, ce qui s'offre à la perception ne saurait être considéré comme le trop simple index d'un ensemble de procédés, ni même comme son tracement. Aucune « œuvre » n'est (ni ne sera jamais) le complément d'objet d'une succession d'actions transitives. C'est en cela que son sens ne saurait être trop prestement déduit d'une narration à prétention récapitulative.
Il nous reste alors à poursuivre, c'est-à-dire à prendre en considération différents aspects de ce projet, à en évaluer les paramètres constitutifs et la configuration propres afin d'en discerner certains enjeux, à partir de ce point d' expérience où la description, précisément, s'interrompt, nous laissant seuls face à cette tâche aventureuse, incertaine, d'élaborer le perçu. L'ouverture inhérente de l'œuvre à la contingence des lectures auxquelles elle donne lieu ne nous y invite-t-elle pas ?

"Je suis..."
Reprenons. Cet homme dont l'apparition inaugure Le dernier spectacle adresse au public une assertion ("je suis Jérôme Bel"). Pourtant, il apparaît en réalité que, loin d'être définitive, sa déclaration s'exerce en réalité sous condition . Sa durée semble ici décisive, que l'action de déclencher puis de stopper le mécanisme du chronomètre vient cadrer, occasionnant la disparition du parleur, sa sortie hors scène. Or au quotidien pluriel de nos existences respectives, rien ne vient jamais limiter le caractère de vérité ou de duperie de nos énoncés. De surcroît, il semblerait qu'ici règne d'emblée le primat d'une mesure du temps (chrono-métrique) —laquelle nous rappelle à ceci : qu'il en va le plus souvent ainsi de la vérité de théâtre, vérité de convention. Mais en ce cas, qui décide de la convention ? L' époque ? Le genre ? L'auteur ? Le public ? —toutes catégories d'ailleurs vastement sujette à caution, adossées chaque fois à quel concept ?
À tout le moins nous est-il donné de discerner que ce qui s'opère sous nos yeux, c'est quelque chose comme un chiasme de l'énonciation . En réalité, quelque chose d'assez comparable à ces poubelles publiques sur lesquelles figure l'inscription : «Utilisez-moi». Mais qui parle alors ? Et d'où ? Depuis quel foyer d'émission ? Avant de risquer l'hypothèse, certes tentante, selon laquelle ce Dernier spectacle du dénommé Jérôme Bel serait l'équivalent de cette poubelle qui déclare «utilisez-moi», il semble plus raisonnable de poursuivre tant soit peu notre examen.

Identités
Entrée du second. Agissant semblablement, ses mouvements successifs livrent à présent un éclairage rétrospectif sur la parution du premier. En effet, si seuls les "acteurs du milieu" —comme dit le jargon de l'administration culturelle, lui-même aligné sur celui de la sociologie de l'art— sont en mesure d'identifier Jérôme Bel physiquement, « en chair et en os » ou, mieux, « en personne », la plupart auront au contraire reconnu que celui qui se donne à présent devant nous pour « André Agassi » ne l'est pas. Car quand bien même vous compteriez au nombre de ces irréductibles qui sciemment désertent le petit écran, le nom d'Agassi vous est connu. Comme moi, urbainement, vous êtes au monde, en ce moment historique qui voit un millénaire basculer dans l'autre ; et parce qu'elle procède de l'efficacité redoutable qui caractérise l'économie du spectacle médiatique, la promotion de ce nom, Agassi, lui assure en retour un prestige dont l'effet indiscutable est qu'il nous est à tous plus ou moins familier. Quant à identifier physiquement la star du spectacle sportif promue à l'échelle du globe à laquelle ce nom réfère, ceux qui en seraient incapables se voient alors relayés, pris en charge par leurs voisins de fauteuil. C'est que la majorité s'y entend assez en sommations télévisuelles et autres aspirations consensuelles pour qu'un effet d'annonce aussi intempestif déclenche immédiatement de leur part des rires, dissuadant les autres d'ajouter foi au propos qui vient de leur être tenu. Magie des plaisirs pris en commun. « Ca qu'est merveilleux… » (Beckett).
Reste que quelqu'un est bien en train de jouer au tennis là-devant, qui mime pour nous le "style Agassi" et succède à un autre —cet autre dont on se demande alors rétrospectivement s'il est bien, ou non, celui qu'il prétendait être —soit le signataire du spectacle : Jérôme Bel soi-même .
Fichtre ! L'affaire se corse, et nous n'en sommes encore qu'à la seconde séquence de ce spectacle… Mais alors, si le premier n'est pas «Jérôme Bel», pas plus que le second n'est «André Agassi», qui sont-ils? Quelles identités se dissimulent derrière ce double "je" usurpé, derrière ce masque bifide ? Et pourquoi ? Autrement dit : qui parle, ici et maintenant ? On verra plus loin que répondre à l'appel proposé par un tel jeu de locutions trompeuses, c'est nécessairement, d'un même élan, se trouver plongé au cœur du contrat que nous propose ce Dernier spectacle . Mais c'est aussi nécessairement réévaluer le statut de l'énonciation au regard de la situation la plus banale, la plus commune qui soit : parler.

Mises en jeu du je
"Je mens; je dis que je mens; je dis la vérité".
Le paradoxe du menteur est connu, comme l'est son précédent grec dont il constitue la variante —celui d'Epiménide : "Tous les crétois sont menteurs. Je suis crétois." Et pourtant, dans Le dernier spectacle, nul ne dit qu'il ment, ni même qu'il dit la vérité : rien de semblable ici à ce que les linguistes qualifient d' énoncé auto-référentiel . Chacun ne fait que dire, et ce caractère invérifiable, flottant de l'énonciation, ainsi que le régime de soupçon qui pèse ici sur elle : tout cela nous éloigne manifestement d'un sujet réconcilié avec sa substance selon un principe d'unité éternelle. Mais alors, quoi? Pour démêler pareil écheveau, quel fil nous faudrait-il tirer?
Parvenus à ce point d'anxiété critique, voici le réjouissant Hollis Frampton qui nous offre, sur un mode parodiquement scientifique, un appui inespéré. Ainsi selon lui :
‘'Je' est le nom courant par lequel un réseau indescriptiblement compliqué de circuits colloïdaux —ou, selon d'aucuns, l'habitat volubile et temporaire de ces connexions— se désigne; de temps à autre, quand les convenances le permettent, il se donne ainsi en public. Il repose, confortablement mais sans bouger, dans une chambre hémiellipsoïde d'os élastique. Les raisons de sa présence (et de celle de divers détritus fantômatiques) sont l'objet de spéculations presque sans fin (...) (2)
Faisons halte un instant : « (…) quand les convenances le permettent (…) » Voilà le point qui pour l'heure nous importe… Où commence la convenance? Ce qui convient ne dépend-il pas toujours des coordonnées d'un contexte et d'un moment, auxquelles s'attachent inéluctablement un faisceau de conditions précises? N'est-ce pas toujours l'effet d'une jurisprudence culturelle, tacite ou non, qui autorise une marge de manœuvre dont l'amplitude varie chaque fois? Et qu'implique à cet égard le fait que, venus assister à un spectacle de danse (qui s'annonce, il est vrai, comme étant Le dernier ), non seulement nous ne voyions rien qui ressemble à ce que nous avons appris à identifier comme relevant de la "danse", justement — fut-elle "contemporaine" — mais qu'il nous faille de plus endurer l'affront d'une manipulation dont nous serions la dupe désignée? N'y a-t-il pas là quelque chose comme un scandale inadmissible? Peut-être. Mais si c'étaient plutôt nos questions qui ne convenaient pas?
Dans cette hypothèse, que se passe-t-il si, selon une perspective plus accueillante, nous tenons d'abord le pari de faire crédit à l'œuvre, au lieu de la soupçonner? Comment, alors, sortir de l'apparente aporie à laquelle il semble que nous soyons parvenus?

"...or not to be"
Serait-ce alors à l'équivalent d'un second et non moins célèbre paradoxe, celui du comédien, cher à Diderot, que nous serions ici plus traditionnellement confrontés ?
Dans un texte récent qu'il consacre à la danse, Alain Badiou repère une distinction nette, une ligne de partage entre « corps de théâtre » et « corps dansant ». L'acteur, le comédien se trouve, selon lui, « toujours pris dans une imitation, il est saisi par le rôle », alors que le danseur «nul rôle ne l'enrôle, il est emblème du surgissement » (3). Or si la plupart des personnages, au théâtre, ont un nom (ou à tout le moins un prénom), inversement tout nom n'est pas nécessairement celui d'un personnage. Les noms propres du Dernier spectacle n'assument, on l'a vu, ni la consistance, ni l'épaisseur psychologique qui caractérisent en propre cette figure-clé de la tradition théâtrale. Il ne dictent ni ne règlent aucun jeu autre que celui, vide, du nom lui-même, en tant que puissance d'évocation (4) et vecteur symbolique de constitution référentielle.
À la fois paradoxale et emblématique est à cet égard la séquence qui voit venir à nous un homme (Antonio Carallo), revêtu d'un pourpoint de velours noir avec justaucorps, "fraise", collants opaques et dague afférents et qui, ainsi décontextualisé, produit un effet de ridicule assez peu résistible, avant de déclarer (en version originale, mais avec un accent italien ourdissant quelque dérapage instantané, d'un effet comique peu résistible) : "I am Hamlet". Hamlet, riens moins. Le « personnage des personnages » si l'on en croit Borgès, ou encore cette « puissance d'être ou de ne pas être », comme nous dit Jacques Rancière, qui ajoute : « le doute ou le rêve qu'il incarne, c'est la puissance du latent, qui ramène tout personnage au rang de comparses ou de figures de tapisserie(...) » (5). Ceci méritera d'être dûment médité…
…un Hamlet en tout cas ici parfaitement "théâtral", jusqu'à la caricature de ses oripeaux — tout droit sortis d'un Vestiaire du comédien pour production de l'ORTF. Un Hamlet qui, après s'être courtoisement présenté, interprète la tirade la plus célèbre, sans doute, de l'histoire du théâtre occidental : « To be... ». Mais hélas, après avoir levé la dague au-dessus de lui, c'est incompréhensiblement qu'il quitte la scène, et le plus paisiblement du monde. Ce n'est qu'une fois en coulisses, ayant tracé sa propre disparition, qu'il nous gratifiera hors champ de la partie manquante : « …or not to be ».
Inutile de poursuivre davantage : on voit assez que ce qui intéresse ici Bel, c'est évidemment moins le personnage de théâtre (et l'éventuel vertige de l'être-dans-le-language qu'il cristallise quelquefois), plutôt que la scène en tant que lieu de convention s historiques en régime de représentation . Moyennant une littéralisation du dire, assortie d'un indéniable supplément d'humour, il s'agit pour lui de tenir ici à distance l'objet qu'il s'est choisi ( in memoriam Bertold Brecht) afin d'en manifester les conditions d'émergence. Ce qui nous est ainsi rappelé, c'est que la scène aussi est un cadre, et que les effets qu'elle ne cesse de produire sont inéluctablement des effets de cadrage, parfois de décadrage du sens. Dire-dit-dits
Dans Le dire et le dit , le linguiste Oswald Ducrot —poursuivant sur un mode explicitement problématisé la tâche d'Austin— évoquait «cette possibilité qu'a la parole de parler son propre avènement». Prolongeant par ailleurs le geste de Benveniste, il y élaborait une conception polyphonique de l'énonciation mettant en cause un aspect décisif des théories linguistiques antérieures, montrant que chacun de nos énoncés « est le lieu où s'expriment divers "sujets"», ajoutant que la pluralité de ces "sujets" ne saurait être réduite à un principe d'unité qui réfèrerait à ce que l'on a longtemps nommé un "sujet parlant" (6).
Dans une perspective analogue, Giorgio Agamben écrivait récemment : « " Je' n'est ni une notion, ni une substance, et dans le discours l'énonciation ne correspond pas à ce qui se dit, mais au pur fait qu'on le dit , à l'évènement —évanescent par essence— du langage comme tel. (...) l'énonciation est ce qu'il y a de plus unique, de plus concret, parce qu'elle renvoie à l'instance du discours en acte (absolument singulière et non répétable), et elle est en même temps ce qu'il y a de plus vide, de plus générique parce qu'elle ne cesse de revenir sans qu'on puisse jamais en fixer la réalité lexicale » (7).
« … absolument singulière et non répétable ». Nouvelle halte.
Non que "Jérôme Bel" (interprété par Frédéric Seguette) ou "André Agassi" (ici Jérôme Bel) ne puissent revenir chaque fois que la pièce est donnée sur scène, l'un pour déclarer qu'il «est» l'autre, et l'autre qu'il «est» cette idole du spectacle sportif télédiffusé en mondiovision (8), mais en vertu du fait que tout acte scénique ou théâtral, on n'y insistera jamais assez, vient à nous en tant que (re)présentation non reproductible . À cet égard, les cinq cent vingt-cinq lignes qui encodent, à même la bande vidéo enregistrée lors d'une retransmission télévisée, l'image un peu vite réputée immuable et incorruptible à laquelle nous prêtons le nom d' André Agassi permettent de visionner autant de fois que nous le souhaitons un match absolument identique (quand bien même ce ne serait pas le cas de nos perceptions). C'est en ce sens (et en ce sens seulement) que le film ou le vidéogramme diffèrent essentiellement de ce que la langue française nomme "spectacle vivant" et que les Anglo-saxons qualifient de performance . Parce qu'elle définit et fixe tel ou tel montage temporel de situations, la productivité cinématographique, télévisuelle ou vidéographique s'effectue selon des enjeux et des conduites qui diffèrent décisivement (Peggy Phelan dirait ‘‘ontologiquement') de celles de l'acte théâtral ou chorégraphique, eux nécessairement évènementiels. Gageons d'ailleurs que c'est là sans nul doute que réside une large part de ce qui nous motive lorsque nous décidons de nous rendre —encore, oui— en ces lieux étranges que l'on nomme "théâtres", ces lieux où la motion du vivant s'éloigne dans l'instant même où elle vient à nous être donnée en partage.

Du mourir
"Je meurs chaque fois différemment". C'est à la danseuse-chorégraphe Valeska Gert que l'on doit cette note littéralement inouïe, datée de 1931 (9). On conçoit qu'elle condense à elle seule ce dont il est ici question, puisque c'est aussi bien ce dont peut-être tout performer ("danseur", "acteur"…) et avec lui tout spectateur, ne cesse de refaire chaque fois différemment l'épreuve publique.
Dans ce Dernier spectacle le langage, somatiquement motivé, affranchi de tout psychologisme narratif, soutient une charge énonciative qui se consume dans le temps même de sa profération, visible autant qu'audible, et de l'écho qu'elle suscite. C'est cet évènement, en sa "presque disparition vibratoire" eut dit Mallarmé, que l'usage ici du chronomètre, cadrant le silence de l'écoulement des secondes, vient comiquement accentuer (et il faudrait poursuivre l'analyse pour montrer en quoi cet effet de ‘'comique' assume en réalité une fonction conjuratoire, constituant en réalité un exutoire devant l'angoisse de la perte). Chaque entrée en scène est alors l'occasion d'une exposition au cours de laquelle, constamment effacés par le vent de leurs actes, les performers font aussi continuellement l'expérience célibataire de l'impropriété. Voués qu'il sont à la motion de leur passage évanescent, Le dernier spectacle nous rappelle qu'aucune certitude ne saurait être tenue à leur sujet.
Pourtant, et puisque la scène dans le projet de Bel n'est plus lieu d'utopie mais de désublimation en acte, il nous faut conduire plus avant nos investigations, et ne pas nous arrêter en si bon chemin. Car qu'il s'agisse de Claire Haenni, d'Antonio Carallo, de Frédéric Seguette ou de Jérôme Bel (tous quatre d'une justesse commensurable aux exigences du projet qu'ils interprètent devant nous), nul ici ne se borne à affirmer : « Je suis ». Outre « André Agassi » et « Jérôme Bel » déjà cités, d'autres noms propres nous sont ainsi, comme autant d'inquiétantes assertions, présentés à leur suite. D'abord en mode positif («Ich bin Suzanne Linke», «I am Calvin Klein», etc), puis négativement («Je ne suis pas Jérôme Bel», «Ich bin nicht Suzanne Linke», etc). Mais au terme de ce battement dialectique qui occupe la presque totalité du temps scénique, on aurait tort de compter sur Bel pour orchestrer quelque réconciliation que ce soit. L'ultime séquence de ce Dernier spectacle , qui voit Antonio Carallo disperser un à un les éléments ayant permis d'agir la représentation, est d'une violence d'autant plus grande sans doute qu'elle ne se donne pas sur un mode explicitement brutal, mais au contraire selon une tonalité calmement désaffectée. Elle n'est pas non plus sans faire écho au mot de Marguerite Duras, célèbre et finalement plus énigmatique qu'il pourrait sembler au lecteur distrait : «Que le monde aille à sa perte», écrivait-elle, «c'est la seule politique».

"Nous (ne) sommes (pas) tous des André Agassi"
Réversibilité de l'assertion, donc, et duplicité du jeu des noms, qui se doublera aussi chaque fois ici d'une effectuation, d'un agir ; autrement dit : d'une opérativité (d'une performativité) , dont la visée sera d'introduire un jeu d'écart s différentiels.
C'est par exemple le moment lors duquel une femme (impeccable Claire Haenni), vêtue d'un costume de tennis en tout point identique à celui remarqué lors de la seconde séquence, déclare qu'elle «n'est pas» André Agassi, avant d'échouer lamentablement dans son hilarante tentative d'interpréter scrupuleusement les mouvements prescrits, quand d'évidence l'idée même de toucher la moindre raquette ne l'a seulement jamais effleurée jusque-là.
Au passage, on notera que jouant une "même" séquence, l'écart qui se tient entre maîtrise et aisance de l'Agassi de Jérôme Bel et le courageux effondrement de l'Agassi de Claire Haenni, s'il produit bien par contraste un effet comique, a d'abord pour enjeu de mettre en perspective un facteur trop rarement problématisé sur scène (que ce soit ‘'en danse" ou ‘'au théâtre"). Ce facteur, c'est celui de la virtuosité, qui demeure le régime d'élection de tout corps spécialisé (10) . Or en dernier recours, ce qui est supposé différencier les corps du sport des corps de la danse, c'est que les premiers produisent une performance dont la visée est d'être quantifiée , mesurée selon des étalons répertoriés, des règles ou critères établis, quand celle des seconds est d'abord réputée qualifiable.
L'intérêt de la mise en perspective opérée ici par Jérôme Bel (mais aussi bien aujourd'hui par Xavier Le Roy, Vera Mantero, Boris Charmatz, Claudia Triozzi, Alain Buffard, La Ribot, Raimund Hogue, etc) tient à ce qu'en la thématisant explicitement, son geste problématise cette dimension historique. Dans Le dernier spectacle il s'agit, non de promouvoir à bon compte le corps éternellement lisse, optimiste et stéréotypé de la compétition spectaculaire (qu'elle soit sportive, publicitaire, théâtrale ou… chorégraphique), mais au contraire de procéder à la remise en énigme d'une transparence fantasmée des corps. Et pour mener à bien son entreprise, Bel a recours à différentes stratégies, qui lui permettent de manifester la distance qui se tient entre ce corps-là - fascinant de se donner comme sublime ou glorieux - et celui, "ordinaire", qui est le nôtre.

Réclame
C'est aussi ce dont témoigne la séquence lors de laquelle l'un des comparses (Frédéric Seguette, aussi à l'aise qu'à l'accoutumée dans son registre décidément souverain de banalité), vient de nouveau à nous pour entonner tout de go : «I am calvin Klein». Qu'est-ce à dire ? À peu près ceci : le devenir-marchandise des corps du monde («Eternity»? : «Escape»!) passe désormais par la standardisation de ses modèles mercantiles de représentation, massivement promus et si étonamment pris pour argent comptant. Or, puisqu'il semble que l'affaire ne soit pas si entendue qu'on aimerait le penser, il n'est peut-être pas vain de scander ici qu'il n'est pas de projet esthétique qui puisse se prétendre indemne d'implications politiques. Bel n'assume d'ailleurs pas à ce propos la moindre naïveté. Toute option de sens relative au "corps", quelle qu'elle soit, n'échappe d'ailleurs pas plus à cette considération. C'est pourquoi l'écart ménagé ici, qui répond d'une raison critique assumée en acte, concerne les corps en tant qu'ils sont saisis par les représentations de nature idéologique qui prévalent aujourd'hui. On se souvient du mot célèbre de Brecht : "Malheur au pays qui a besoin de héros" (11). Bel à son tour nous le rappelle, en mode propre, c'est-à-dire depuis un rivage distinct, dont il peut être judicieux de rappeler ici qu'il fut d'abord irrigué par une pratique durable de danseur.

Portrait de l'artiste en jeune morte
Pourtant, à entendre ses détracteurs, le travail de Bel ne serait pas "de la danse" — même chose d'ailleurs, s'agissant d'un nombre non négligeable de projets issus de la scène chorégraphique européenne récente, en particulier ceux qu'un journalisme faible juge opportun de classer sous le label confus et hâtif de « conceptuel », quand c'est de pratiques discursives et d'exigence critique qu'il conviendrait de parler (cette exigence au prix de laquelle l'activité artistique est précisément en mesure d'interroger et de donner à penser)... Diable! Aurions-nous donc à faire à d'insolents usurpateurs, à d'outrageux imposteurs?
L'antienne ne date pas d'hier (Valeska, reposez en paix...). Mais puisque l'opiniâtreté de nos fondamentalistes aux pieds nus ne semble pas promettre de s'éteindre demain, on ne s'épargnera pas la peine de rappeler ici que pareils jugements ont toujours assumé cette tendance passablement navrante qui consiste à confondre consensus et vérité, et à jeter le bébé de l'expérience avec l'eau du bain des avant-gardes historiques. C'est peut-être aller un peu vite en besogne, et oublier par exemple que le tribunal de l'histoire, en matière d'art tout particulièrement, n'est jamais qu'une perpétuelle cour d'appel. Quoiqu'il en soit, il y a fort à parier que c'est à l'intention de ceux-là aussi que Bel a concocté ici un petit tour bien dans sa veine. Il les a même gâtés, c'est le moins que l'on puisse dire… Car enfin, «Ceci est de la danse», nul ne songerait plus à le nier, à présent que Claire Haenni entre et déclare : ‘'Ich bin Suzanne Linke' — avant d'interpréter un fragment du Wandlung , opus célèbre de la chorégraphe homonyme.
Cette œuvre date de 1978, et l' andante du quatuor de Franz Schubert, La jeune fille et la mort, l'accompagne, quintessence du romantisme musical allemand. Rappelons brièvement que lors de cet inoubliable solo, Linke assumait déjà sur le mode d'un impossible deuil (à l'instar de ses deux "cousines" d'outre-Rhin, Reinhild Hoffman et Pina Bausch), tout l'héritage des avant-gardes chorégraphiques allemandes, c'est-à-dire tout le poids lié au legs de cette "danse d'expression" qu'elle reçut en partage au sein de la célèbre Volksgang Hochschule d'Essen —dansant/ne dansant pas sur les décombres d'une culture allemande ruinée depuis le sortir de la guerre, et qui fixe encore dans les yeux le regard médusant de son destin traumatique.
Bel, comme nombre de chorégraphes et danseurs français d'aujourd'hui, s'est forgé une culture chorégraphique qui ne mésestime pas l'enjeu d'un tel moment historique. Il sait qu'en rejouant cette danse-là, mais déterritorialisée cette fois, c'est tout le sens de ce que l'histoire valide («Ceci est de la danse») qu'il a chance de remettre en chantier. On ne dira d'ailleurs jamais assez l'extraordinaire situation de dette, souvent inaperçue, que la danse allemande, depuis le début du siècle, n'a cessé de susciter partout où elle est passée dans les pratiques chorégraphiques. Le dernier spectacle en porte témoignage, son signataire connaissant par cœur sa Pina Bausch et travaillant même ici avec l'un de ses anciens interprètes, Antonio Carallo. Ainsi en témoigne-t-il au présent, par cet ‘'hommage' aussi paradoxal que fertile, débouchant sur un théâtre de la mémoire qui se problématise au fil des postures et des mouvements : c'est, on l'aura compris, moins un retour à qu'un retour sur qui s'opère devant nous. Or le fait que Jérôme Bel ait choisi de ne retenir qu'un moment de cette danse constitue un premier geste délibérément discursif, caractéristique de son projet. Non qu'il s'agisse d'envisager le retour de quelque totalité absentée; mais plutôt parce que ce n'est que sur un mode toujours vestigial que la mémoire nous redonne l'expérience vécue de l'œuvre, et particulièrement celle qui se donne en régime performatif, qu'elle soit ou non "chorégraphique".
Quant à opter pour une mise en série (quatre interprétations successives de ce même moment), c'est ici la procédure dont la fonction est de redoubler cette dimension discursive. Tour à tour, chacun des interprètes, dans un évident souci de fidélité à l'égard des invariants qui sous-tendent l'œuvre de Linke, l'investit qualitativement jusque dans un souci quasi mimétique eu égard à ses intentions expressives. Oui, Jérôme Bel travaille avec des danseurs : seuls les intéressés à ne rien voir ne s'en étaient pas avisés devant ses précédents travaux. Or rien n'est moins anecdotique que d'apprécier l'indice qui nous est ainsi offert : ce n'est qu'en cette seule séquence qu'il fait appel au "métier" de chacun (leur corps en tant que spécialisé ). L'on voit alors combien cette danse, d'être soudain reconvoquée dans un contexte qui n'est pas, ni ne saurait plus être le sien (depuis la chute du mur de Berlin, notre vieille Europe, ce « premier monde » où nous avons notre séjour a passablement changé de face), offre maintenant un contraste saisissant avec la tonalité corporelle, considérablement désintensifiée et désaccentuée, qui tire les pièces de Bel du côté de cette "blancheur" ( in memoriam Robert Bresson) dont la fonction, loin de vider de sa force chaque avancée, contribue au contraire à la potentialiser et à la problématiser (12). On notera qu'un autre enjeu de cette présentation quatre fois redéployée gise-là, inaperçu. « Si la disparition — nous rappelle Rosalynd Krauss—constitue une condition de toute performance, la répétition se présente comme une stratégie cruciale, qui attire l'attention sur le phénomène même de la disparition, manifestant les présences absentes de ce qui a disparu. Paradoxalement, la disparition manifeste précisément ce que nous présumons qu'elle rend absent. » (13).

"... j'écris, au lieu, qu'elle m'est échappée."
Ce qui se dessine dès lors, au moment où nous regardons tour à tour cette femme puis ces trois hommes danser, ce n'est pas seulement la revivification d'une capsule chorégraphique d'histoire coagulée, ni même l'impalpable battement de l'apparaître et du disparaître qui soudain viendrait de nouveau « faire monde » devant nous. C'est surtout sa mise en perspective, et l'éclatant déplacement qui en résulte. Réfractée en autant de prismes sensori-moteurs différents, loin de s'affadir, cette danse bénéficie au contraire chaque fois d'une attention nouvelle, qui dépend une fois encore étroitement de la durée de ces répétitions , et des écarts différentiels qu'elles génèrent. Le temps est ici un facteur prépondérant, et ce n'est pas le moindre mérite de ce Dernier spectacle que de nous rappeler combien la possibilité de la scène est toujours, comme celle du regard, à caractère chronogénétique. Un tel temps, qu'on le nomme "duratif" avec Bataille (14), ou encore "opératif" avec le linguiste Guillaume (15), se conjugue au présent discontinu qui est celui de nos expériences, respectives et non-homogènes, de perception.
À cet égard, si la technique productrice caractéristique du travail de Bel (la teknê poïétiké des grecs, c'est-à-dire l'art en tant que tel) semble illusoirement se réduire à sa plus stricte expression chronomorphique, elle vise en réalité ce qui motive le fait chorégraphique (mais théâtral aussi bien) en tant que tel. Car ce que Bel compose en premier lieu, c'est d'abord le temps, selon un principe de division séquentielle structuré à partir d'une logique itérative proche des opérations caractéristiques de l'Art Minimal (et que l'on retrouve aussi bien, "en danse" aujourd'hui, dans les travaux de La Ribot, Xavier Le Roy ou Raymund Hogue). Un tel principe écarte d'abord la possibilité de toute continuité narrative. À la traditionnelle règle de l'apogée et du dénouement, ce Dernier spectacle substitue la stratégie d'une entreprise auto-critique. On notera enfin que ce principe permet également de faire barre à toute espèce de hiérarchie temporelle (16) —défaisant ainsi nos habitudes de spectateurs, et relançant ainsi continuellement notre attente.
Exploitant le temps dramatique qui est propre à un mouvement réel (raréfié), la scène n'accueille ici les "présences" qu'une à une : ce n'est plus tant la mise en scène d'une figure possible de la communauté que Bel chercherait à faire venir à nous, plutôt que la question de ses conditions actuelles de retrait. Et si, à la différence de plusieurs autres chorégraphes issus d'une même génération artistique qui s'emploient à en défaire la stricte ligne de partage, lui maintient obstinément la convention du dispositif architectural qui caractérise le théâtre (discriminant deux espaces : scène et salle), c'est parce que l'histoire elle-même de cette convention l'intéresse au premier chef. L'opérativité de ce spectacle, ici encore, est en dialogue constant avec les problématiques qu'elle travaille, comme avec leurs diverses occurrences.
C'est, enfin, le frayage évanouissant de la présence qui se trouve ici rejoué — ce tracement qui jamais ne se donne sur un mode neutre ou "plein" (rien ne saurait d'ailleurs être plus étranger au travail de Bel que le fantasme d'une "pure présence"), mais n'advient jamais au contraire que sous conditions (de représentation, précisément), et ne fait évènement qu'à disparaître — enregistrant alors une perte de représentabilité dont chacun tentera ensuite, comme c'est ici le cas, de remonter le cours singulier. Après-coup, et participant ainsi des représentations de représentations.

"Qu'est-ce que nous nommons danse?"
Outre cette étrange pulsation du féminin singulier et du masculin pluriel (et la question de la sexuation propre à la danse du Wandlung qu'elle emporte dans son sillage), ce que l'on comprend bientôt, c'est qu'un tel contraste relève désormais moins d'une question de "style" que de celle, autrement riche d'implications, d'un véritable changement de paradigme. Car là où la danse de Linke s'assignait la tâche exhorbitante de présenter l'imprésentable (ou d'exprimer encore ce dont on sait pourtant que cela a été perdu), il en va tout autrement du projet de Bel. Résonne alors singulièrement cette question, soulévée il y a quelques années par Pina Bausch, lors d'un entretien accordé à un quotidien français : "Où commence la danse?" (19).
C'est assez dire qu'au terme de vingt années d'une pratique artistique exemplaire dans son registre propre, madame Bausch éprouve encore la nécessité de partager son inquiétude au sujet d'une question qui, c'est réellement le moins que l'on puisse dire, ne va pas de soi. Quant à Jérôme Bel, si tant est qu'une autre question puisse à elle seule condenser tout son projet, parce qu'elle le travaille et le traverse de part en part, ce serait plutôt celle-ci : «Qu'est-ce que nous nommons "danse" (ou "chorégraphie")?». Mais en nous adressant cette question, Bel comprend heureusement la nécessité de l'historiciser. C'est ce qu'indiquent ici sciemment, et la stratégie de réinterprétation de ce fragment (dont on perçoit désormais qu'il relève bien de l'histoire de la "danse contemporaine" européenne), et celui de réitérer plusieurs fois un geste soumis à condition.
Que l'on ne s'avise pas cependant de conclure à la hâte que ce serait le "chorégraphique" comme tel que Bel désavouerait. Une telle posture de trahison, conforme au fantasme romantique de la tabula rasa, ne relèverait encore que de la tradition paradoxale qui fut longtemps celle des avant-gardes. Non, ce que son travail vient en réalité inquiéter, c'est plutôt une certaine "idée" (une certaine acception, disposition, conception) de la possibilité chorégraphique —dont son projet nous laisse désormais clairement soupçonner qu'elle a fait époque. Et en délégitimant explicitement les canons aujourd'hui dominants dans le champ chorégraphique comme leur opportunisme consensuel, Bel ne cherche nullement à leur en substituer d'autres. Il nous place plutôt dans la situation d'avoir à questionner nous-mêmes nos horizons d'attentes (et, partant, les jurisprudences successives de l'histoire de l'art qui les ont informés, que nous le sachions ou non) à l'égard de ce que nous nommons "danse", "chorégraphie", théâtre", "(re)présentation", etc.

L'auteur "est dans l'escalier"...
On s'attardera aussi un instant sur ce qu'on aimerait considérer comme une vieille lune... A l'instar des précédentes pièces de Bel, Le dernier spectacle ne s'inféode nullement au primat de l'expérience subjective de son "auteur", autant qu'il nous épargne l'expression de son moi privé (ces traits caractéristiques de toute esthétique de type moderniste). Il nous affranchit ainsi du vieux mythe de l' originalité (qui a pourtant la peau dure, en danse comme ailleurs). Amateurs de "sincérité" (des sentiments) et de "profondeur" (psychologique), s'abstenir…

Enfin une question, ellipse, en partage : en quoi serait-ce le rôle de la danse, qui d'habitude ne « parle » pas, de revenir aujourd'hui, tel un fantôme, en un lieu d'où elle s'était pourtant dégagée? Le théâtre perturbé, transgressé par la danse?

... « car rajeuni dans le sens admirable par quoi l'enfant est plus près de rien et limpide», note Mallarmé — qui ajoute ailleurs :

« Malheureusement, je le redis, le rideau tombera» (18).



1. Stéphane Mallarmé, "Notes sur le théâtre, IV", Oeuvres Complètes, Ed. Gallimard, coll. de la Pléïade, Paris, 1953, p. 340
2. Cinéaste "expérimental" et essayiste incomparable, encore trop mal repéré en France, ses écrits viennent enfin d'être traduits en français. Cf.Hollis Frampton, "Pentacle pour conjurer la narration", in "L'écliptique du savoir. Film, photographie, vidéo", Ed. Centre G. Pompidou, 1999, p. 32)
3. Alain Badiou, "la danse comme métaphore de la pensée", in "Petit manuel d'inesthétique", Ed. du Seuil, coll. L'ordre philosophique, Paris, 1998, p. 101
4. Thierry de Duve a retracé l'histoire de la théorie des noms propres, depuis John Stuart Mill au milieu du dix-neuvième siècle, jusqu'à Hilary Putnam ou Saul Kripke récemment. Le même Kripke qui souligne combien "la question à adresser aux noms propres, c'est celle de leur référence, et non de leur sens". Nous rappelant aussi que l'histoire, et celle de la réception des œuvres en particulier, s'écrit hélas plus volontiers à partir d'un privilège accordé aux noms propres qu'aux processus qu'ils suscitent. "Seul le nom se transmet avec la chose nommée" commente Duve, "et le nom ne garantit nullement l'identité de l'expérience. (...) les déictiques de l'expérience témoignent d'un sentiment dont l'occasion est unique, irreproductible et incessible. Le nom se transmet et se répète, mais le baptême se renouvelle chaque fois que la chose nommée comparaît devant une occurence nouvelle du sentiment". Voir T. de Duve, "Au nom de l'art", Ed. de Minuit 1985, Paris
5. Jacques Rancière, "Mallarmé, la politique de la sirène", Ed. Hachette, coll. Coup Double, Paris, 1996, p. 38
6. Oswald Ducrot, "Le dire et le dit", Ed. de Minuit, coll. Propositions, Paris, 1984
7. Giorgio Agamben, "Ce qui reste d'Auschwitz", Ed. Actes Sud, coll. Rivages, 1999
8. "Substitut hâtif et universel à l'expérience", la télévision, nous rappelle plaisamment Frampton, consiste en un "retrait systématique des affections" (cf. note n° 2)
9. Valeska Gert, "Danser", discours prononcé à la Radio de Leipzig, publié dans la revue Schrifftanz en juin 1931, et récemment traduit en français dans "Danse et Utopies", revue du Département Danse de l'UFR Arts, Philosophie et Esthétique de l'Université Paris 8 Saint-Denis. Ed. l'Harmattan, coll. Arts 8, Paris, 1999, p. 57
10. Nous empruntons cette expression dont le tranchant n'a heureusement pas été émoussé au fil des ans, à Yvonne Rainer. Notons par ailleurs en passant qu'au sujet de la virtuosité des corps ou des gestes, comme de bien d'autres aspects encore de son projet, l'entreprise qui est celle de Bel correspond à un travail de désublimation . Mais "désublimation" de quoi, demandera-t-on? D'une conception prédominante du chorégraphique, en particulier vis-à-vis de son histoire récente. Cette attitude fait d'ailleurs pièce avec celle d'autres artistes —Xavier Le Roy, Vera Mantero, Boris charmatz, La Ribot, Raymun Hogue, Emmanuelle Huynh, Alain Buffard, Claudia Triozzi et quelques autres— qui forment aujourd'hui une vigoureuse relève de la scène chorégraphique européenne, dont le surgissement s'effectue depuis maintenant cinq ou six ans. Chez chacun, le nouveau métier consiste entre autres à éviter comme la peste tout ce qui connote consensuellement le "métier" —et donc, en l'occurence, le corps spécialisé dont parlait déjà Yvonne Rainer dans les années soixante
11. Bertold Brecht, "La vie de Gallilée", Ed. de l'Arche, Paris, 1982
12. Ce qui rapproche son projet de celui d'une Yvonne Rainer, par exemple, qui insistait dès l'époque de son célèbre "Trio A" sur la notion d'agent neutre ("neutral doer")
13. Rosalynd Krauss, "Passages. Une histoire de la sculpture moderne, de Rodin à Smithson", Ed. Macula, Paris, 1997 (pour la traduction française)
14. Georges Bataille, "Le langage des fleurs", in "Oeuvres Complètes", tome 1, Ed. Gallimard, Paris, p. 181-183
15. Guillaume, in "Temps et verbe", cité par Giorgio Agamben à l'occasion de la conférence prononcée l'hiver dernier au Collège International de Philosophie à Paris. Note personnelle
16. Ce qui constituait déjà une caractéristique importante du happening, . ainsi que de nombreuses pièces chorégraphiques présentées à la même époque au sein du Judson Dance Theater à New-York
17. Dans une perspective analogue, Trisha Brown, quant à elle, déclarait : «Toutes les fois que je parle de "danse", j'ai l'impression de mentir». Ce dont tous ceux qui, un peu hâtivement, se pensent autorisés à trancher entre ce qui relèverait ou non «de la danse» seraient avisés de méditer...
18. Stéphane Mallarmé, "Solennité"(p. 333) et "Notes sur le théâtre". Cf. note 2