RB JEROME BEL
spectacles > the show must go on > presse > 04.2005 - artforum magazine

« Non au spectacle, non à la virtuosité ... non à la séduction du spectateur ». Jérôme Bel suit à la lettre les dictats de la danse radicale américaine établis par Yvonne Rainer dans ses notes sur le spectacle « Parts of Some Sextets » produit en 1965. Il fait partie d’une tendance chorégraphique française basée sur cette réfutation qui a évalué et réévalué la signification de ces dictats au cours des dix dernières années – une période au cours de laquelle le spectacle, la virtuosité et la séduction ont été renforcés en tant que normes esthétiques.

Au Dance Theater Workshop, Bel a répondu de la seule manière possible à une telle superficialité ; les spectateurs sont assis dans l’obscurité pendant l’ouverture, une séquence durant toute une chanson de sa première production new yorkaise, The show Must Go On (2001). Même une fois la lumière revenue, il laisse la scène vide pendant toute la durée du titre suivant, comme s’il était déterminé à confondre les attentes du public. Confronté à un tel vide, l’esprit prend le relais afin de le combler en projetant des silhouettes imaginaires dans l’espace lumineux. C’est ainsi que commence un jeu d’anticipation.

Ensuite, un groupe hétéroclite de dix-huit personnes, de tous âges, formes et tailles, se rassemble afin de former une ligne irrégulière à travers la scène et commence à bouger énergiquement, chacun à sa manière, lorsque le titre festif de Bang Gang « I Like to Move It » démarre. Une femme enlève son t-shirt et le jette sur le sol, enlève son pantalon, puis répète ces gestes encore et encore. Un autre secoue l'excédent de graisse à l'intérieur de sa cuisse, pendant qu’un homme plus âgé tient son ventre imposant à deux mains et le secoue vigoureusement en riant. Après cette démonstration hilarante de mouvements ordinaires variés, la chanson « Ballerina Girl » de Lionel Richie sert de signal indiquant aux hommes alignés de quitter la scène et aux femmes d’exécuter leur plus belles pirouettes de ballerine ; ce sont les paroles – et non la musique – de ces chansons pop (passées par le DJ Gilles Gentner au devant de la scène) qui donnent les instructions de la chorégraphie sans prétention et pourtant analytique de Bel.

L’interprétation des mouvements de la danse occidentale de Bel est tout autant liée à l’histoire intellectuelle française qu’au Judson Dance Theater et son examen minutieux du corps en tant qu’objet. Il faut considérer son œuvre en tant que séries de duos entre Roland Barthes et Trisha Brown, ou Jacques Derrida et Steve Paxton. Tout aussi riches d’un texte littéraire, mais bien plus directes et drôles, ses chorégraphies montrent que le corps, dans toute sa maladresse naturelle et sa posture gauche, est porteur d’une signification culturelle de masse. Il nous permet de suivre plus facilement son mode de pensée en faisant ralentir les danseurs jusqu'à ce qu'ils soient pratiquement immobiles, intensifiant ainsi le rôle d’observation du spectateur. Il nous incite à nous concentrer sur les moindres détails – un poignet, une nuque, l’inclinaison d’une tête – et à examiner la scène et la salle de façon compulsive afin de déceler des informations. En même temps, des réflexions sur les genres chorégraphiques, l’architecture de la scène et la sentimentalité des chansons pop s’accumulent. Il nous fait également prendre conscience de notre propre présence physique pendant que les interprètes examinent la leur, en déplaçant de temps à autre le poids de notre corps pour recevoir leurs regards fixes et écarquillés.

Une telle implication de la part du spectateur est une signature de Bel. Il nous invite au théâtre à le rejoindre dans une conversation sur nos modes de vie dans une culture mondialisée et médiatisée, une culture du copier-coller. Il arrête la musique – et le temps – suffisamment longtemps pour que nous puissions nous demander comment nous nous sentons à l’intérieur de notre corps. Ensuite, il nous renvoie chez nous, plus alertes dans notre corps et notre esprit.

Roselee Goldberg 01.04.2005